BELLADÈRE , HAÏTI — Sous un soleil si ardent, Paul Emice Saint Juste est escorté vers un autobus scolaire jaune, ostensiblement garé devant l’un des nombreux passages frontaliers entre Haïti et la République dominicaine.
Lui, il figurait parmi ces dizaines d’Haïtiens arrêtés lors d’une récente soirée en République dominicaine dans le cadre d’une opération des services de l’immigration qui, à l’entendre, s’apparente à « une chasse aux sorcières ».
Belladère, commune d’Haïti située dans le département du Centre, est frontalière avec la ville d’Elías Piña, en République dominicaine. Il s’agit d’un passage frontalier très fréquenté, aujourd’hui devenu une plaque tournante des expulsions.
Selon Juste, il vivait en République dominicaine depuis quatre ans. Il avoue avoir choisi d’entrer en République dominicaine, n’ayant ni passeport ni visa. Mais, justifie-t-il, il n’avait plus le choix.
Il a laissé derrière lui son épouse et ses trois enfants « dans l’espoir de gagner du fric pour assurer la survie de sa famille ».
Et tout avait pourtant bien commencé ou les choses allaient, à tout le moins, mieux qu’à Haïti.
« J’avais décroché un emploi dans une compagnie de tomates où je gagnais 300 gourdes haïtiens par jour, soit moins de 4 dollars américains », précise-t-il, ajoutant que la compagnie employait plus de 2 000 Haïtiens.
Cette paye était encore plus élevée que celle qu’il gagnait étant sur le sol de sa terre natale où il ne pouvait même pas rêver de trouver du travail.
« L’argent que je gagnais me permettait de payer les frais d’écolage de mes enfants. Mais si j’étais à Haïti, ce serait très difficile », confie-t-il. « C’est très difficile de trouver un emploi à Haïti ».
Des millions d’Haïtiens, meurtris par des décennies de crises politiques et de catastrophes naturelles, ont choisi de quitter leur patrie nourrissant le même espoir, celui d’un emploi et d’une vie meilleure.
« S’il y avait des emplois dans notre pays, nous ne serions pas tentés d’aller ailleurs pour y subir ce genre d’humiliation », assure-t-il.
Haïti et la République dominicaine étant deux parties de la même île – « comme deux ailes du même oiseau », explique Juste, aller de l’autre côté de la frontière reste l’option la plus réaliste pour de nombreux Haïtiens.
Pourtant, la vague de migrations vers la République dominicaine au cours des 10 dernières années est devenue « envahissante », en raison notamment du séisme dévastateur de 2010 et des crises politiques à répétition à Haïti, lit-on dans un rapport publié en 2017 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Déjà préoccupée par l’afflux de migrants, la Cour constitutionnelle de la République dominicaine a, en 2013, déclaré que l’acquisition de la citoyenneté par les enfants nés de parents étrangers sur le sol de la République dominicaine ne doit pas être automatique, un geste qui annonce l’exaspération qui se fait sentir face à l’immigration clandestine, déclare Daniel Supplice, ancien ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine.
« Ce n’est pas la faute de la République dominicaine, c’est celle de nous-mêmes », estime Supplice, qui a étudié l’immigration pendant plus de 40 ans. « La République dominicaine ne peut pas nous ouvrir ses frontières comme si de rien n’était ».
La République dominicaine accueille, selon ses dires, environ 41 000 Haïtiens, y compris des étudiants. Quoique difficile d’estimer le nombre de sans-papiers haïtiens vivant en République dominicaine, Human Rights Watch estime à 2 millions le nombre d’Haïtiens ayant afflué en République dominicaine après le séisme de 2010. Selon une étude réalisée en 2015 par le département des affaires économiques et sociales de l’ONU (DAES), les Haïtiens représentent 79 pourcent de tous les immigrants dans le pays.
« Aucun pays dans le monde ne tolère l’immigration clandestine. Quiconque traverse la frontière dans un pays autre que le sien doit se munir d’un passeport et d’un visa. Et pourtant, des Haïtiens ont pris pour habitude de choisir l’immigration clandestine en quête de travail », affirme Supplice.
La Banque mondiale a, en 2016, fait observer que les Haïtiens occupent souvent des emplois qui ne flattent pas le goût des gens du cru. Il s’agit entre autres des emplois mal payés dans les secteurs de l’agriculture, de la construction, du tourisme et des services.
Encore aujourd’hui, la République dominicaine continue de serrer la vis contre les sans-papiers haïtiens.
En 2018, plus de 200 000 Haïtiens se sont retrouvés dans l’obligation de renouveler ou de se faire délivrer un permis de résidence et la République dominicaine leur avait accordé un délai supplémentaire jusqu’en août pour déposer leur demande. Cette date limite ayant expiré aujourd’hui, les autorités recourent aux expulsions, se désole Géralda Sainville, chargé de communication au Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR).
Aux dires des défenseurs, ils n’ont qu’à se préparer à d’autres déportations.
« Les deux camps doivent faire preuve d’empathie », déclare Sainville. « Dans le cadre des activités de plaidoyer, nous organisons des ateliers pour réfléchir à la manière dont les deux gouvernements peuvent parvenir à un accord en vue d’une solution à la situation ».
Selon ses dires, les expulsions ont déjà augmenté au cours des derniers mois depuis la date limite d’août.
Nombre de Haïtiens qui tentent de rester en République dominicaine affirment l’agressivité des arrestations et la rareté des emplois.
Miguel Angel a travaillé dans l’industrie de la construction jusqu’à son arrestation et à sa récente expulsion.
« On a confisqué mes papiers, m’ont arrêté et déposé à Belladère », déplore-t-il, ajoutant qu’il était en République dominicaine aussi loin que remontent ses souvenirs. Il y a fondé une famille.
« Je ne connais rien d’Haïti », avoue-t-il. « Et j’ai été déporté, laissant toute ma famille derrière moi ».
Selon Chednerson Saint Firmin, sociologue et enseignant haïtien, il est temps que Haïti investisse dans son propre marché du travail.
« Et si, plutôt que d’empêcher les gens de traverser la frontière, le choix consistait à créer des conditions de vie agréables, à aider les Haïtiens à mener une vie paisible dans leur pays et à créer des emplois pour les plus vulnérables de notre société, il serait possible d’éviter cette situation », déclare-t-il.
Adapté à partir de sa version originale en français par Ndahayo Sylvestre, GPJ.