KISANGANI, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO — Le 23 décembre, les électeurs de ce vaste pays d’Afrique centrale où l’accès à Internet est sporadique se rendront aux urnes lors d’une élection historique. Et, diront les responsables, 24 heures suffiront pour faire le décompte des voix.
Et pour cause, les électeurs congolais pourront, pour la première fois dans l’histoire de leur pays, voter par voie électronique.
À en croire les représentants de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), les machines électroniques à voter vont accélérer le processus de vote et garantir la transparence. Il s’agit là d’un pari sans précédent, car les élections ont été reportées depuis 2016, alors que le président Joseph Kabila devait quitter la magistrature suprême après 15 ans à la tête du pays.
Les observateurs étaient de plus en plus convaincus que les deux élections précédentes organisées en 2006 et 2011, souffraient du manque de transparence et étaient, dans certains cas, frauduleuses. Après les élections de 2011, le Centre Carter a remis en cause la crédibilité des résultats. En revanche, l’analyse réalisée par cette organisation a révélé que les élections de 2006 étaient entachées d’irrégularités mais devenues crédibles au bout du compte.
Aux dires des responsables de la Commission électorale, ces accusations n’auront plus leur place cette année.
« Au moins 75 pourcent de la population saura utiliser cette machine électronique à voter introduite pour permettre la tenue d’élections crédibles et accélérer le processus de vote », déclare Christophe Limanga Nkolya, agent chargé du scrutin à la Commission électorale à Kisangani, ville clé de la province tshopo de la RDC.
Dans le passé, déclare-t-il, les électeurs devaient consulter leur nom dans un registre papier, ce qui était un processus long à suivre avant de voter.
Des responsables de la Ceni ont fait savoir que le vote électronique se déroulera comme prévu même si 8 000 machines à voter dans le pays ont été détruites lors d’un incendie survenu le 13 décembre dans un entrepôt à Kinshasa, capitale de la RDC. On fera recours à des machines de rechange en provenance d’autres régions du pays, selon une annonce de la Ceni. Au moment de la publication, les circonstances de l’incendie n’avaient pas encore été élucidées.
Il y a une autre bonne raison pour cette élection d’être historique : les bulletins de vote ne comportent plus le nom de Kabila.
Kabila est arrivé au pouvoir en 2001 à la suite de l’assassinat de son père, ancien président de la RDC. La constitution de la RDC limite les mandats présidentiels consécutifs à deux, mais Kabila a maintes fois reporté les élections. Le doute planait quant à la volonté de Kabila d’autoriser la tenue des élections prévues cette année avant qu’il ne désigne son ancien ministre de l’Intérieur, Emmanuel Ramazani Shadary, comme son dauphin. Shadary demeure pourtant sous le coup de sanctions de l’Union européenne en raison d’atteintes aux droits humains perpétrées lors de la répression des manifestations anti-Kabila en 2016 et 2017.
Lors d’une table ronde tenue en octobre à Washington DC, Gérard Bisambu, secrétaire exécutif de la plateforme Agir pour des élections transparentes et apaisées, un groupe fédérateur de la société civile en RDC, a déclaré que si Shadary était élu, Kabila pourrait probablement devenir président du Sénat et faire modifier la constitution pour supprimer la limitation des mandats présidentiels. Selon Bisambu, Shadary démissionnerait dans un an ou deux, ouvrant ainsi la porte au retour de Kabila à la magistrature suprême.
Cette éventualité est génératrice de frustration chez ceux qui veulent voir le départ de Kabila et de ses partisans.
« On a attendu ce bon moment, il y a de cela 17 ans, mais les partis d’opposition tournent toujours en rond au lieu de se concentrer pour bien affronter ce régime qui les a pris en otage », s’alarme Jean Sabiti, activiste de la société civile.
Sur les 21 candidats approuvés pour briguer la présidentielle, seuls cinq appartiennent à des groupes d’opposition. La Commission électorale a invalidé quelques candidatures des membres de l’opposition.
Plus incroyable encore, les membres de l’opposition figurant sur la liste définitive des candidatures ne font pas grand-chose pour galvaniser l’appui, s’inquiète Sabiti.
« Les partis de l’opposition s’endorment », se désole-t-il.
Aussi se fait-il que nombre d’électeurs se gardent de verser à d’âpres débats. Souvent, les machines à voter, mieux que les candidats, s’invitent dans le débat à Kisangani.
Selon certains, ces machines qui ressemblent à des tablettes tactiles représentent un changement passionnant. Bijoux Mokili, vendeur sur le marché central de Kisangani, déclare que le vote sera simple et rapide. Pour elle, ce changement est un effort « technophile » pour rassembler les bulletins de vote.
En revanche, bien des Congolais craignent que ces machines ne rendent la fraude électorale plus facile que jamais. Signe qui ne trompe pas, affirment certains sceptiques face aux intentions de Kabila, l’usage des machines sera à l’origine des fraudes.
Yannick Kalume, étudiant en sociologie à l’Université de Kisangani, explique que les machines sont « du vol des votes en faveur de certains candidats ».
Des observateurs électoraux, eux aussi, s’inquiètent de ces machines fabriquées par la société sud-coréenne Miru Systems. Ce sont ces mêmes machines que le gouvernement argentin a rejetées en 2016, après que plusieurs analyses eurent révélé que ce système était facile pour la manipulation des données.
En avril, le programmeur informatique ayant identifié et présenté ces lacunes au gouvernement argentin a publié un article dans lequel il a affirmé que les bulletins de vote électroniques destinés à être utilisés en RDC sont les mêmes que ceux rejetés par le gouvernement argentin.
The Sentry, organisation d’enquête rattachée à The Enough Project, organisation de défense des droits de l’homme, a constaté que la documentation sur les machines que le fabricant Miru Systems avait fournie à la Commission électorale était probablement identique à celle fournie au gouvernement argentin.
Ces machines à voter de Miru Systems ont également été utilisées lors des élections parlementaires irakiennes de mai. L’agence de presse Al-Jazeera a annoncé qu’il a été ordonné un recomptage total et avait indiqué que les machines produisaient ce que The Sentry qualifiait de « résultats disparates » lors d’essais.
Il n’y a pas que des mauvaises nouvelles dans l’analyse des machines Miru Systems. Quoique les électeurs exercent leur droit civique sur un écran tactile, la machine imprimera immédiatement un bulletin de vote en papier qui sera ensuite placé dans une urne sécurisée, explique Joseph Lorenzo Hall, technologue en chef de Center for Democracy and Technology, à Washington, DC. Ce système produit une trace papier qui pourrait être utilisée si un recomptage est nécessaire, assure-t-il.
Malgré cet avantage, révèle Hall, ce système présente d’importantes lacunes.
Ces machines fonctionnent sur une version obsolète d’Android qui peut permettre à un pirate informatique de s’introduire dans le système, de remplacer le logiciel et d’altérer les résultats des élections, déclare-t-il. Même les personnes disposant de très peu de savoir-faire technologique peuvent perturber les élections de manière considérable. Ces machines sont équipées de ports USB sans protection véritable, ce qui fait que quiconque le veut peut se rendre sur une machine et insérer une clé USB contenant un logiciel malveillant, s’alarme Hall.
« Pour autant que je sache, il n’est pas clair si les agents des bureaux de vote en RDC vont être formés pour savoir que ces ports USB sont très sensibles », déclare Hall.
Il note ensuite que les responsables des élections enverront les résultats de ces machines au siège des élections via les réseaux sans fil 2G et 3G vulnérables aux pirates informatiques depuis des années.
« Il existe bel et bien un risque qu’un tiers puisse intercepter cette transmission, l’ouvrir et y ajouter ce qu’il veut – ou même la bloquer, pour que les résultats n’arrivent pas à destination », prévient Hall. « On ignore s’il existe des protections qui permettraient de parer à cette situation ».
Fait plus alarmant, peut-être, chaque bulletin de vote imprimé sera assorti d’un numéro d’ordre unique – un élément conçu pour empêcher les électeurs de voter plusieurs fois – mais cela pourrait compromettre la sécurité de chaque électeur, déclare Hall. Si un électeur peut être directement associé à son bulletin de vote, cela ouvre la porte à l’achat de votes ou à la coercition.
« Si l’on parvient à prouver à quelqu’un la manière dont on a voté, il peut vous payer pour ça », affirme Hall. « Maintes fois, nous sommes témoins des cas où un père dira à son fils : ‘Je veux une preuve de la manière dont tu as voté, sinon tu cours le risque d’être déshérité’ ».
Le processus d’enregistrement biométrique des électeurs, lui aussi, est remis en cause. The Sentry a appris que Léonard She Okitundu, ministre des Affaires étrangères de la RDC, a rencontré des représentants de Gemalto SA, société spécialisée dans les logiciels de vote électronique, sans les représentants de la Ceni, avant que cette société ne soit choisi pour un contrat de 44 millions de dollars pour la mise à disposition de kits d’enregistrement biométrique.
Que les citoyens congolais disposent ou non des précisions sur ce kit biométrique et ces machines à voter, bon nombre de gens sont convaincus que ce processus est destiné à aider les candidats de Kabila.
« Cette machine, c’est du vol, car je suis sûr que la Ceni fera son possible pour aider les candidats de la majorité au pouvoir à remporter les élections », déclare Jean Pierre Kasibu Awina, habitant de Kisangani.
Les mêmes personnes sont gagnantes à chaque fois, a déclare-t-il.
Et d’ajouter : « Pour être honnête, les élections ne valent rien ici en RDC !».
Le scepticisme d’Awina, toujours monnaie courante partout dans la ville, pourrait pousser certains électeurs à renoncer au vote. Selon Joseph Ramazani Lokinga, fonctionnaire de l’État à la division provincial des mines, les machines à voter révèlent que les élections sont loin d’être régulières.
« Je soutiens les candidats de l’opposition, mais je doute fort qu’ils puissent gagner, car les machines électroniques à voter ne peuvent jamais leur permettre la victoire » dit – il.
Les responsables de la Commission électorale à Kisangani ont déclaré que les machines reflètent la modernité.
« Les gens doivent cesser de s’empêtrer dans des spéculations autour de la machine électronique à voter, car notre monde bouge au rythme de la technologie », déclare Nkolya, agent chargé du scrutin.
On n’a plus besoin de « tas de feuilles et de papier » pour organiser des élections », martèle-t-il.
Adapté à partir de sa version originale en français par Ndahayo Sylvestre, GPJ.
Note de la rédaction : Cet article a été mis à jour pour refléter le nombre de machines à voter détruites dans un incendie en RDC. Global Press Journal regrette cette erreur.