Haiti

« Je refuse d’arrêter » : les journalistes de Global Press en Haïti continuent de rechercher des histoires qui comptent

Pas d'électricité. Pas de parlement. Pas de sécurité. Dans ces conditions, il est difficile de vivre, encore plus de travailler en Haïti. Voici comment le font les journalistes du GPJ.

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Depuis des années, les titres à la une affirment qu’Haïti est « au bord de l’effondrement ». Mais quand est-ce qu’un pays arrive au point de s’effondrer?

Est-ce lorsque les élections sont reportées indéfiniment ? Lorsque le président est assassiné ? Ou est-ce lorsque des groupes armés s’emparent de la capitale ? Ou lorsque les pays étrangers évacuent leur personnel diplomatique ?

Tout cela s’est produit en Haïti, et de nombreux Haïtiens ont le sentiment que leur pays s’est déjà effondré. En 2023, les groupes armés ont assassiné près de 5 000 personnes et en ont kidnappé 2 490 autres. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, les violences ont contraint quelque 362 000 personnes, principalement dans la capitale, à fuir leurs foyers.

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GRAPHIQUE PAR MATT HANEY, GPJ

Des siècles d’intervention étrangère et des décennies de dépendance vis-à-vis de l’aide internationale, ainsi que des tremblements de terre et des ouragans dévastateurs, ont carrément placé Haïti sur la liste des États fragiles, selon l’Indice des États fragiles 2023, qui classe Haïti au 10ème rang, entre le Tchad et l’Éthiopie, avec un score de 102,9 sur 120.

Pour cinq journalistes de Global Press Journal, couvrir leur pays n’a jamais été aussi difficile.

Reporters sans frontières, dans son rapport 2023, a classé Haïti 99 parmi 180 pays en matière de liberté de la presse, soit 29 places de moins que l’année précédente. Le rapport note que les journalistes en Haïti souffrent « d’un manque cruel de ressources financières, d’une absence de soutien institutionnel et de difficultés d’accès à l’information ».

Des années d’instabilité politique ont ravagé les infrastructures du pays et les réseaux de communication, de transports et des services de santé déjà défaillants ont créé des conditions de travail de plus en plus difficiles pour les journalistes. Mais les journalistes de Global Press Journal à travers le pays continuent d’aller de l’avant.

Ici, elles décrivent les défis encourus au cours de leur reportages sur un pays à l’avenir incertain.

 

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Là où les gangs règnent en maîtres

Par Anne Myriam Bolivar


Travailler comme journaliste à Port-au-Prince, c’est se préparer à tout.

Je connais personnellement les risques liés au travail de journaliste ici. J’ai survécu à une tentative d’enlèvement en 2021.

Aujourd’hui, au moins 23 groupes armés opèrent dans la zone métropolitaine où je vis. La menace d’être kidnappé ou d’être atteint par des balles perdues paraît constante, et la violence des gangs dévaste nos communautés. Selon l’OIM, 94 821 personnes ont quitté la capitale pour les provinces entre mars et avril de cette année.

En 2022, je faisais partie d’un groupe de journalistes qui partaient en mission ensemble, pour veiller l’un sur l’autre. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons même pas faire ça. De nombreux journalistes sont partis et depuis six mois, l’alimentation électrique est coupée et les réseaux Internet sont instables, ce qui rend notre travail plus difficile que jamais.

Mais je refuse d’arrêter mes reportages.

La sécurité est bien entendu ma principale préoccupation. Je dois constamment évaluer les risques de violence, d’agression physique et d’enlèvement sur le terrain. J’ai appris à observer attentivement mon environnement. Avant de partir, je parcours les groupes WhatsApp des journalistes et j’écoute la radio pour savoir quelles routes sont les plus sûres. Cela change tous les jours. J’élabore chaque jour des plans de sécurité stratégiques, autrefois réservés aux grands reportages.

Je rêve du jour où les choses retourneront à la normale à Port-au-Prince, une ville que j’aime et qui était autrefois pleine de vie : le son des klaxons des voitures, la mêlée des transports en commun et les hordes d’étudiants montant à bord des bus pour se rendre à l’école.

Chaque mois de mai, il y avait une grande foire gastronomique, où les exposants présentaient des gourmandises, un aperçu de la riche mosaïque de cultures d’Haïti. Le commerce et la créativité fleurissaient ; les places publiques comme le Champ de Mars, au cœur de la capitale, étaient des lieux prisés pour des événements culturels et religieux. En tant que fan de football, j’aimais aller regarder les matchs de championnat au stade Sylvio Cator.

Mais dans une ville où les gangs règnent en maitres, tout cela aussi a été étouffé.

 

 

Un tremblement de terre près de Port-au-Prince tue plus de 300 000 personnes et en déplace 1,3 million. Quatre-vingts pour cent des écoles d’Haïti, plus de la moitié de ses hôpitaux et 60 % des bureaux du gouvernement et des entreprises sont détruits ou endommagés.

 

Jovenel Moïse, un exportateur de bananes, est élu président au second tour des élections. Le taux de participation électorale est de 17 %, contre 55 % en 2006, ce qui constitue le taux de participation le plus faible depuis les premières élections libres et équitables en Haïti en 1990.

 

Jovenel Moïse, a banana exporter, is elected president in a run-off election. Voter turnout is a historic low of 17%, dropping from 55% in 2006.

 

Le Sénat révèle un système de corruption de 2 milliards de dollars connu sous le nom de PetroCaribe, impliquant des politiciens de haut niveau remontant à 2008 et déclenchant de vastes protestations.

La Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti se termine avec un héritage terni après 13 années d’opérations.

 

Le Parlement se vide à nouveau en raison des élections annulées. Le président Moïse gouverne par décret. Environ 400 maires non élus restent en fonction à la discrétion du président.

 

Des mercenaires étrangers assassinent le président Moïse dans la nuit du 7 juillet. Après une lutte pour le pouvoir, Ariel Henry prend la tête du gouvernement en tant que Premier ministre, avec le soutien des États-Unis.

En septembre, des groupes armés contrôlent une grande partie de la capitale. Ils contrôlent l’accès aux hôpitaux et bloquent même les camions-citernes dans un port principal, aggravant ainsi la pénurie de carburant du pays alors qu’ils exigent la démission d’Henry. Des milliers de personnes fuient leurs foyers.

 

La plupart des gangs de la capitale convergent en deux coalitions : G9 Famille et Alliés, dirigé par Jimmy « Barbeque » Cherizier ; et G-Pèp, dirigé par Gabriel Jean-Pierre.

 

La violence explose : les meurtres ont plus que doublé, atteignant 4 789, et les enlèvements ont augmenté de 83 %, à 2 490. Les groupes armés contrôlent 80 % de la capitale et d’autres zones urbaines, ainsi que la région agricole de l’Artibonite et les principales autoroutes du pays.

En octobre, le Conseil de sécurité de l’ONU approuve la création d’une force multinationale, dirigée par le Kenya, pour assurer la sécurité des infrastructures critiques, la formation et le soutien opérationnel de la police nationale haïtienne.

 

En mars, des groupes armés s’emparent du principal port de la capitale et pillent l’aide humanitaire destinée aux femmes et aux enfants.

Le Premier ministre Henry démissionne. Un conseil de transition composé de neuf membres est chargé de nommer un Premier ministre par intérim et d’organiser des élections longtemps retardées.

Plus de 362 000 personnes quittent leur domicile, principalement à Port-au-Prince, et plus de la moitié des hôpitaux du pays ne fonctionnent pas.

 

 

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Hors ligne et déconnectée

Par Rose Hurguelle Point du jour


À Maniche, où je vis, nous sommes loin du chaos de Port-au-Prince, mais tous les aspects de la crise nous affectent quand même.

Le 14 août 2021, un tremblement de terre a détruit la majeure partie de Maniche. Les services essentiels ne sont toujours pas rétablis.

Autrefois, nous avions l’électricité 24 heures sur 24. Aujourd’hui, nous n’en avons plus du tout – et ce depuis trois ans.

Je paie pour utiliser des génératrices pour recharger les outils dont j’ai besoin : mon téléphone, mon ordinateur portable et mon appareil photo. Mais ce n’est pas le plus difficile. Sans Internet, je ne peux pas travailler. Et l’Internet fonctionne rarement ici.

Je suis abonnée à deux fournisseurs d’Internet, Digicel et Natcom, mais souvent, les deux tombent en panne en même temps, ce qui me paralyse et me rend incapable de télécharger des articles et des photos.

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Rose Hurguelle Point du Jour, GPJ HAÏTI

Le soleil se couche sur la rivière Cavaillon à Maniche, Haïti. Bien qu’éloignée de la capitale, la commune n’a pas été épargnée par les effets du chaos à Port-au-Prince.

L’Internet Starlink est disponible, mais le coût est élevé et il faut de l’électricité pour le faire fonctionner. En moyenne, ça me coûte 2 820 gourdes haïtiennes, soit environ 21 dollars américains, par mois pour accéder à une connexion boiteuse. Une enquête gouvernementale menée en 2023 auprès de 83 ménages du Cap-Haïtien, la deuxième plus grande ville d’Haïti, estime le revenu moyen mensuel d’un ménage à environ 34 888 gourdes (262 dollars), ce qui fait que l’Internet est un privilège réservé à quelques-uns. Les données de l’Union internationale des télécommunications en 2019 ont montré que moins de 40 % des ménages haïtiens en ont accès.

La recherche d’une connexion Internet comporte souvent de grands risques. Parfois, je prends un taxi moto pour 500 gourdes, soit environ 4 dollars, jusqu’aux Cayes, une ville située à environ 23 kilomètres (14 miles). Là, je me connecte à l’Internet avec le système Starlink d’un ami. Mais y parvenir n’est pas une tâche facile.

Lors d’un récent voyage, j’ai traversé au moins sept barricades, constituées d’un méli-mélo de presque n’importe quoi : pièces de voiture, clôtures en fer, branches, de grosses roches. Des membres de gangs, armés de machettes, occupent ces barricades et bloquent la circulation sur l’unique route reliant Maniche à la ville des Cayes. Parfois, ils enfoncent des clous dans des planches de bois et les recouvrent de paille pour aplatir les pneus. J’ai dû les supplier et payer pour qu’ils me permettent de passer. Quand je suis arrivée aux Cayes et que j’ai contacté ma rédactrice, elle était heureuse d’avoir de mes nouvelles mais m’a dit de ne plus jamais me mettre en danger. A Global Press, ma sécurité passe avant tout. Pour tenir bon et continuer, je me concentre sur mon travail, mes sources et mes histoires, et je médite et prie. Mais comment puis-je promettre que je ne me retrouverai plus jamais dans une situation pareille?

 

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Dans le noir

Par Jusly Felix


Ma ville, Port-de-Paix, située au nord-ouest d’Haïti, porte généralement bien son nom, mais même ici, la vie peut être imprévisible.

Comme beaucoup d’autres journalistes, mon travail est lié aux appareils électroniques, et pourtant je vis sans électricité depuis plus de deux ans. Je me souviens que nous avions environ 10 heures d’électricité par jour à Port-de-Paix quand j’étais enfant. Aujourd’hui, il n’y en a pas du tout ou peu. Et y accéder n’est jamais simple.

Électricité d’Haïti, le service public d’électricité du pays, opère dans la plupart des villes, y compris Port-de-Paix, mais la crise politique a rendu difficile l’approvisionnement en électricité. Moins de la moitié de la population haïtienne a accès à l’électricité, selon les estimations de la Banque mondiale pour 2021. Des gangs ont commencé à attaquer les centrales électriques de la capitale, laissant dans le noir des villes comme Port-de-Paix, qui dépendent de la capitale pour leur électricité.

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Rose Hurguelle Point du Jour, GPJ HAÏTI

Des habitants achètent des marchandises sous les lampadaires à Maniche, en Haïti. L'Union de la Jeunesse pour le Développement de Maniche a installé des lumières pour remédier au manque d'électricité après un tremblement de terre en août 2021.

Pour éclairer leur maison, la plupart des gens utilisent des lampes rechargeables. D’autres optent pour des lampes à gaz kérosène. Les autres sources d’électricité coûtent plus cher. L’achat d’une génératrice, dont le coût varie entre 300 dollars et 1 000 dollars ou plus, est une option, mais avec le prix du carburant c’est difficile, voire impossible de l’alimenter. Des entreprises privées vendent désormais de l’électricité à l’heure.

Comme tous les journalistes haïtiens qui ont choisi de rester, je compte sur la collaboration avec mes confrères. Chaque jour, je visite une station de radio locale à environ 10 minutes de chez moi. Ils me laissent recharger mes appareils.

Par rapport à beaucoup de mes collègues, j’ai la chance de ne pas avoir à faire face à la violence quotidienne. Mais la violence du pays arrive parfois jusqu’ici.

 

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Quand les sources quittent le pays

Par Verlande Cadet


J’aime raconter des histoires sur ma communauté au Cap-Haïtien, la deuxième plus grande ville d’Haïti, et je vais au-delà de l’actualité pour montrer les conséquences plus profondes des événements. Lorsque les États-Unis ont annoncé le programme d’immigration Humanitarian Parole pour les Cubains, les Haïtiens, les Nicaraguayens et les Vénézuéliens, qui permet à jusqu’à 30 000 personnes qualifiées par mois de s’installer aux États-Unis, je n’ai pas couvert l’actualité. Je me suis plutôt concentrée sur les histoires de mères élevant seules leurs enfants après le départ de leur mari dans le cadre du programme. Au cours de ce reportage, j’ai remarqué un nouveau défi dans mon travail : les sources ont commencé à quitter le pays en masse.

J’ai dû dire au revoir à de nombreux amis et membres de ma famille qui sont partis dans le cadre du même programme. On ne sait pas quand on se reverra. A Global Press, nous donnons la priorité aux sources locales, souhaitant que les histoires d’Haïti soient racontées par des voix haïtiennes. Mais cette tâche devient plus difficile à mesure que les communautés se vident.

Les principales sources gouvernementales sont basées à Port-au-Prince, mais la capitale étant envahie par les gangs, il peut être impossible de les atteindre. Il existe des bureaux départementaux pour tous les ministères en dehors de la capitale. Il en existe un au Cap-Haïtien, mais l’activité est au ralenti depuis la chute du gouvernement. Certains salariés viennent travailler ; d’autres non. Ils m’ont dit qu’ils étaient démoralisés : quand ils vont au travail, ils ne trouvent rien à faire.

 

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Bloquée

Par Wyddiane Prophète


Il y a peu de journalistes à Port-Margot, où j’habite. Je suis fière de raconter des histoires sur la richesse, la diversité et la complexité de cette localité, qui reçoit peu d’attention nationale ou internationale.

Je me déplace à pied ou en moto, mais pendant la saison des pluies, nos infrastructures font défaut car les routes deviennent boueuses, inondées et souvent impraticables. Souvent, je traverse des rivières à pied pour me rendre d’un endroit à un autre. Si les rivières débordent, je suis bloquée.

Bien que je réalise la plupart de mes reportages ici, je me rends souvent en bus au Cap-Haïtien, la capitale du département, située à environ 35 kilomètres (22 miles), pour télécharger mes reportages et accéder à l’Internet. Les routes sont cahoteuses et lorsqu’il y a des manifestations au Cap-Haïtien, elles sont généralement barricadées. D’autres fois, mes histoires ne peuvent pas avancer parce que les bus ne circulent pas. Il y a quelques mois, je suis allée au Cap-Haïtien pour soumettre un article et je me suis retrouvée bloquée là-bas pendant plusieurs semaines car les manifestations ont causé la fermeture forcée des routes.

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Anne Myriam Bolivar, GPJ HAÏTI

Les habitants du district sud de Martissant empruntent une route dangereuse pour rejoindre Port-au-Prince. L’insécurité s’est aggravée dans la région de Martissant, où des bandes armées occupent des tronçons de la Route Nationale 2, une autoroute majeure qui relie quatre provinces du pays.

Il est difficile d’être ici en ce moment, au milieu de tant de morts, de violence et de lutte. Ce qui me fait tenir, outre ma foi et ma famille, c’est l’espoir.

En attendant, écrire est ma seule arme. Je l’utilise pour me battre et survivre. Il est facile de se sentir impuissante ici, tandis que je regarde le pays que j’aime s’effondrer sous mes yeux. Et donc, en tant que journaliste, je fais ce que je peux avec ce que j’ai. Je continuerai de montrer au monde à quel point le peuple haïtien est résilient et courageux.


NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION

Traduit par Soukaina Martin, GPJ.

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