Democratic Republic of Congo

« La vie n’est plus sacrée »

La justice populaire est un phénomène qui prend de l'ampleur dans la partie orientale du pays. Les défenseurs des droits de l'homme déplorent le fait que la vie humaine ait perdu de sa valeur en raison de l'instabilité prolongée.

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‘Life Is No Longer Sacred’

MERVEILLE KAVIRA LUNEGHE, GPJ RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

Au studio de la radio communautaire Lubero Sud, Jadot Ikosi, défenseur des droits de l’homme et chercheur au Centre de Recherche sur l’Environnement, la Démocratie et les Droits de l’Homme. Son émission ‘Sheria ni Dawa’ (la loi est la panacée) encourage les auditeurs à considérer la vie humaine comme sacrée et à respecter la constitution.

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LUBERO, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : Un jeune homme a eu la vie sauve en 2020 grâce à Jadot Ikosi. Ce dernier marchait dans une rue du territoire de Lubero dans la province du Nord-Kivu en RDC quand il a vu cet homme terrifié courir à toutes jambes pour échapper à la foule en furie à ses trousses. Les poursuivants brandissaient toutes sortes d’armes : gourdins, pierres, bref tout ce qui pourrait leur tomber sous la main.

« C’était pourtant un garçon qui n’avait rien donné à une pute (prostituée) après l’avoir connue », explique Ikosi.

À l’époque, le nombre de décès consécutifs aux assauts de justice populaire dans cette contrée était un sujet de préoccupation pour Ikosi qui est chercheur au CREDDHO (Centre de recherche sur l’Environnement, la Démocratie et les Droits de l’Homme), un organisme local à but non lucratif. Il était hors de question qu’il laisse ce jeune homme gonfler les statistiques. Il se revoit, implorant la foule déchainée de considérer leur potentielle victime comme un être humain, au même titre que chacun d’eux. Pourraient-ils laisser le soin aux autorités de décider de son sort ? Ikosi réussit à calmer la masse, évitant au jeune homme une mort certaine.

« On risquait de le tuer sous prétexte qu’il était voleur », s’alarme Ikosi.

Dans le territoire de Lubero où la justice populaire est devenue la forme de vengeance préférée, d’autres qui ont été suspectés de larcins n’ont pas eu la même chance.

Ikosi confie qu’en 2020 uniquement, son organisation a enregistré dans le territoire de Lubero 33 crimes consécutifs à la justice populaire, et les chiffres actuels pourraient être plus importants. En 2021, ils en ont relevé 13. Ikosi précise qu’il s’agit d’une croissance notoire par rapport aux années précédentes.

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MERVEILLE KAVIRA LUNEGHE, GPJ RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

Charmante Kanyere Kambumbu, dont le frère aîné a succombé à la justice populaire à Kayna, brode des nappes de tables dans la commune de Kirumba, située dans le territoire de Lubero. Elle est persuadée que son frère a été assassiné pour un crime qu’il n’a pas commis.

Les habitants de la région dénoncent un système juridique défaillant, pointant à la 137e position sur 139 pays selon l’indice de l’état de droit du World Justice Project pour l’année 2021 qui, en fonction de facteurs comme la justice civile, la justice criminelle et la corruption, classifie l’adhésion des pays à l’État de droit.

Par contre, les défenseurs des droits de l’homme comme Ikosi affirment que ces turpitudes sont révélatrices d’un problème bien plus ancré. Ils s’inquiètent de voir la vie humaine perdre de la valeur dans cette partie orientale de la RDC qui a été le théâtre de diverses formes d’atrocités en raison de décennies de conflits mettant aux prises quelque 120 groupes armés, de l’avis du Kivu Security Tracker, un projet de recensement de la violence mené en coopération avec Human Rights Watch (organisation non gouvernementale basée aux États-Unis) et l’Université de New York.

Clovis Kanyaghuru, bourgmestre de la commune de Kayna au sud de Kirumba dans la province du Nord-Kivu, pointe du doigt la corruption au sein des forces de police. Il affirme que ses services ont à maintes reprises conduit de présumés voleurs à la police en vue de poursuites, mais le résultat est chaque fois extrêmement décevant.

« Nous sommes souvent surpris de les revoir après quelques jours déjà libérés », déplore-t-il, avant d’évoquer le cas de cet homme arrêté 12 fois par la population locale qui le soupçonnait de vol. La police à chaque fois l’a purement et simplement relâché, explique Kanyaghuru. Finalement, la prochaine fois qu’il a été pris dans un moulin en flagrant délit de vol de cossettes de manioc sec, les habitants de la région l’ont fait passer de vie à trépas.

‘Perpétuel état d’urgence : « rien n’a changé » dans le Nord-Kivu CLIQUEZ POUR LIRE L'ARTICLE

« Trop c’est trop », clame Lapereau Muhindo Kalamo, cet homme de 37 ans originaire de Kirumba, qui est persuadé de la culpabilité de l’état dans la mesure où ce dernier n’exécute pas la sentence contre les prévenus.

Kalamo avoue avoir déjà participé à une scène de justice populaire. Il confie qu’en compagnie d’autres habitants de Kirumba, ils ont mis à mort puis décapité un homme suspecté d’avoir volé une chèvre. Il ajoute qu’il n’en éprouve pas le moindre remords.

En réponse aux allégations relatives à l’échec du système juridique officiel, Claver Kahasa, premier substitut du procureur de la République près le tribunal de Grande Instance de Goma dans la province du Nord-Kivu a précisé que les poursuites peuvent constituer un défi de taille dans la mesure où les populations assurent rarement comme prévu le suivi devant les instances judiciaires, ou alors ne produisent aucune preuve.

« Les gens diront que l’appareil judiciaire ne fait pas son travail. Mais, qui a fait le suivi de ce dossier-là ? Les gens ne nous aident pas, nous la justice, à les aider », se défend Kahasa. À défaut de preuve ou d’une plainte en bonne et due forme, explique-t-il, les autorités n’ont pas d’autres solutions que de simplement libérer les suspects.

« Il ne suffit pas de dire que [quelqu’un] est un grand voleur », ajoute-t-il.

La justice populaire n’est pas simplement la résultante d’une méfiance vis-à-vis du système judiciaire, poursuit Kahasa qui établit un lien entre ces vindictes et l’insécurité galopante dans la région. Elle a déshumanisé le public, avoue-t-il, inhibant leur crainte de supprimer la vie.

« On risquait de le tuer sous prétexte qu’il était voleur ».

« Les gens voient beaucoup de sang des personnes tuées », confie-t-il. « Ils sont habitués à cela. La vie n’est plus sacrée comme avant. »

Dans l’intervalle, les défenseurs des droits de l’homme se servent de diverses plateformes pour redonner à la vie humaine ses lettres de noblesse. Depuis 2021, à travers les églises, les groupes de jeunes et des stations locales de radio, Ikosi sensibilise l’opinion publique. Au cours d’une émission hebdomadaire de radio baptisée ‘Sheria ni Dawa’, que l’on pourrait traduire par « la loi est la panacée », et qui s’articule autour des questions des droits de l’homme touchant la localité, le sexagénaire (64 ans) encourage ses auditeurs à respecter la constitution et à laisser le soin aux autorités de réprimer les infractions.

Il exhorte le public à se familiariser avec la constitution qui est le creuset des valeurs communes du pays. « Elle stipule que la vie humaine est sacrée », martèle Ikosi.

Dans une nation où environ 95,8 % de la population est chrétienne, Ikosi ne doute pas un seul instant que la Bible également puisse être d’une incommensurable aide. « La Bible aussi dit de ne pas tuer. La même Bible dit de ne pas se venger », appuie-t-il dans un enregistrement de l’émission retransmise en novembre 2021, quelques jours après un lynchage survenu à Kirumba.

L’émission est diffusée sur deux stations locales de radios : South Lubero Community Radio (Radio communautaire de Lubero Sud) et Great Lakes Radio Television (Radio télévision des Grands Lacs).

« L’impact est très positif », se réjouit-il. « Les gens aiment et suivent les conseils que nous leur prodiguons dans nos émissions même si tout le monde ne peut pas être convaincu. »

Tentative révolutionnaire de réconciliation dans une région en proie aux conflits CLIQUEZ POUR LIRE L'ARTICLE

Salomon Kaniki, défenseur des droits de l’homme et porte-parole du CIDDHOPE (Cercle International pour la Défense des Droits de l’Homme, la Paix et l’Environnement), une autre organisation à but non lucratif, affirme qu’à travers des réunions communautaires et des stations radiophoniques locales, son institution a également participé à la sensibilisation.

Comme Ikosi, il est persuadé que la plupart des personnes qui font recours à la justice populaire sont ignorantes en matière judiciaire. L’issue, soutient Kaniki, consiste à renforcer l’éducation civique, solution qui résoudrait à la fois le problème de vol et de vindicte populaire. « Tous [les humains] peuvent changer et devenir utiles à la communauté », conclut-il.

Alors que tous ces efforts contribuent à transformer quelques mentalités, Charmante Kanyere Kambumbu, dont le frère aîné a brutalement perdu la vie en 2019 aux mains d’une foule en furie, ne berce qu’un maigre espoir.

Quand pendant deux semaines son frère a été porté disparu, la famille l’a cherché partout. Ils ont diffusé des communiqués sur les ondes de stations radiophoniques locales, pour se rendre compte plus tard que le jeune de 23 ans, suspecté d’avoir volé une chèvre, avait été assassiné à Kayna, situé à environ sept kilomètres (4 miles) de Kirumba où se trouve son domicile.

Saisie par la famille, la police a ouvert une enquête, révèle Kambumbu, et quelques présumés auteurs de cet acte ont été appréhendés. « Ils ont payé une certaine somme d’argent pour dédommagement » mais, quel que soit le montant de l’indemnisation, soupire-t-elle, il n’y aura jamais de réparation équitable.

Merveille Kavira Lungehe est journaliste à Global Press Journal. Elle vit à Kirumba, en République démocratique du Congo.


NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION

Traduit par Kouethel Tekam Néhémie Rufus, GPJ.

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