KISANGANI, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO – Par une nuit sans nuage de janvier, à la lueur d’une lunule, Faida Musonge a rejoint des centaines de personnes entassées sur une « baleinière », sorte de péniche en bois de trois étages appelée le Sacré-Cœur. Elle était épouvantée.
Musonge, agée de 42 ans, a exercé comme commerçante pendant une décennie ; elle a pour habitude de transporter des pantoufles et d’autres accessoires pour les écouler à Kinshasa, la capitale du pays. En fin de journée, elle retourne chez elle à Kisangani avec des centaines de paniers de poissons fumés et salés. Les routes entre les villes sont beaucoup plus constituées de terre et des bourbiers, elle a de ce fait payé 25 000 francs congolais (environ 13 $) pour une place à bord de la « baleinière », et faire le voyage d’environ 1 750 kilomètres (1 087 miles) sur le fleuve Congo.
Les bateaux croulent parfois sous le poids de centaines de personnes (bien plus que le poids du chargement prévu) ajouté à une panoplie de chèvres, cochons, canards et coqs. Les gilets de sauvetage sont rarement à l’ordre du jour. Le long du fleuve, l’on aperçoit ni balises ni bouées, ce qui poussent les bateaux à la dérive et par ricochet, font naufrage. Uniquement l’année dernière, Musonge a été victime de trois naufrages. Elle a pagayé en affrontant des courants vicieux jusqu’à la rive, présentant des vêtements trempés, lourds, et une poitrine gonflée. Certains parmi les occupants de l’embarcation n’ont pas eu la même chance qu’elle.
Pour cette expédition, elle avait avec elle Nathan, son fils de 10 mois dans ses bras.
Le fleuve Congo est la principale artère commerciale entre Kisangani, une ville portuaire de plus d’un million d’habitants dans la province de la Tshopo, et Kinshasa située à l’ouest et connue comme étant, la ville la plus développée et la plus riche. Plus de 100 baleinières (des bateaux à fond plat d’environ 15 à 30 mètres (49 à 98 pieds) de long) transportent du riz, de l’huile, du savon, du sel, du sucre, du café, du coton, du maïs, du fufu, du poisson et du ciment. Pourtant, à chaque déplacement, s’agissant de leur vie, les cœurs des occupants battent la chamade.
En une décennie (2008-2018), on estime à 1400 cas de décès des suites d’accidents de navires à passagers en RDC, selon un rapport de Robin des Bois, une association environnementale à but non lucratif basée en France. La RDC a enregistré environ 11 % de décès mondial, ce qui le classe en troisième position des pays les plus meurtriers dans le monde s’agissant des accidents de bateaux, emboitant ainsi le pas à la Tanzanie et au Bangladesh. Au cours de la même période, les statistiques des accidents en France, en Grèce, en Italie, en Norvège et en Russie cumulés s’élevaient à moins de 200 victimes.
« Ce commerce est ma seule source de revenu », a déclaré José Monga, un homme âgé de 43 ans et commerçant en RDC depuis 15 ans. « Mais aujourd’hui j’ai peur de naviguer sur le fleuve », a-t-il renchérit.
Bien qu’indispensable pour l’économie du pays, le commerce fluvial est peu réglementé. Les autorités en charge des voies navigable inspectent les bateaux en bois, également appelés « baleinières », en prélude à chaque voyage pour s’assurer qu’ils sont confortables et fiables. Paradoxalement, beaucoup sont de mauvaise qualité et, en peu d’années, obligent les passagers à se tremper pendant les trajets, si l’on s’en tient à une étude publiée dans the Journal of Economic Development. « Les autorités exigent aux capitaines de prévoir un gilet de sauvetage pour chaque passager », a déclaré Jean Pierre Litema Yeni, le ministre provincial en charge des transports et voies de communication, mais beaucoup n’ont pas les moyens de s’en procurer. Certains empruntent déjà de l’argent pour louer leurs bateaux ou payer le carburant, les moteurs et les bâches pour couvrir la cargaison.
À tout bout de champs, les capitaines doivent payer des droits (légaux et illégaux) aux fonctionnaires. Ces frais peuvent représenter jusqu’à 14 % des coûts du voyage, selon l’étude du biannuel susmentionné dont les auteurs ont interrogé plus de 100 opérateurs de bateaux. Pablo Bisoyambi, âgé 45 ans, conduit la « baleinière » Bilingo. « Avant de quitter Kisangani, il doit payer 12 frais allant de 15 000 à 119 000 francs CFA soit de 8 à 60 dollars », a-t-il déclaré. « Comment allons-nous récupérer tout cet argent si nous n’obtenons pas un grand nombre de clients ? », a-t-il renchérit.
« De nombreux bateaux traversent nuitamment le fleuve. En effet, certains fonctionnaires en fin de journée retournent chez eux, et les chauffeurs peuvent payer moins de frais et empocher plus d’argent », a déclaré M. Yeni. Mais les arbres et les bancs de sable du Congo entravent la navigation en nocturne, et le gouvernement central n’a pas installé d’éclairage. Nous n’avons pas pu entrer en contact avec un responsable du ministère des transports pour recueillir de plus amples informations à ce sujet.
En 2017, dans le souci de réduire le nombre d’accidents, le gouvernement a publié un arrêté interdisant les voyages en nocturne. Cependant, du point de vue de M.Yeni, les autorités locales chargées des voies navigables le transgressent régulièrement.
Lors du voyage de janvier en question, Musonge et son bébé Nathan se sont installés sur le Sacré-Cœur en compagnie de plus de 300 personnes. Les autorités ont découvert par la suite que le registre d’embarcation, ne mentionnait que 61 personnes, selon l’acteur de la société civile Mikanda Lilama.
Nous n’avons pas pu joindre le capitaine du bateau pour d’autres éclaircissements à ce sujet. Malgré les risques auxquels elle est confrontée sur le fleuve, Musonge n’a pas d’autre choix que de continuer son calvaire car les emplois bien rémunérés sont rares, et elle est de surcroit le seul soutien de sa famille. Ce n’était pas pour la première fois qu’elle emmène avec elle un enfant lors de ses voyages de plusieurs semaines d’autant plus qu’elle l’avait fait à plusieurs reprises, en l’occurrence avec les deux aînés de Nathan.
Peu avant 20 heures, la baleinière a levé l’encre de Kisangani en direction de Basoko, localité située à environ 200 kilomètres (124 miles) à l’ouest par le fleuve. « L’embarcation a transgressé un couvre-feu en vigueur que le président avait annoncé en réponse à la pandémie du coronavirus », a déclaré M. Yeni. Non loin du port, le navire a commencé à tanguer, probablement parce qu’il était surchargé. Musonge a entendu des éclaboussures, des appels à l’aide. « J’ai perdu le contrôle et mon bébé aussi », a-t-elle déclaré. La mère et le fils ont été engloutis par les eaux.
M.Yeni reproche la « négligence professionnelle » des autorités locales pour avoir permis au Sacré-Cœur de partir clandestinement dans le noir. Peu de temps après, les autorités ont interpellé le responsable en charge des voies navigables, soupçonné d’être de mèche avec les conducteurs de bateaux pour fouler aux pieds les lois fluviales. Nous n’avons pas pu le joindre pour plus amples informations à ce sujet, et son intérimaire n’a pas souhaité s’exprimer sur la question.
«Nous devons combattre la fraude, la corruption, l’intérêt personnel pour lutter contre ce fléau », a déclaré M. Yeni.
Certains commerçants refusent désormais de voyager sur « les baleinières »et bravent les routes à la place. Cela signifie qu’ils ne peuvent pas multiplier les voyages. À Kisangani, a déclaré M. Yeni, les prix sur le marché des produits tels l’huile végétale, le savon, le sucre et d’autres produits de base ont flambé, ensuite le café et le coton se sont raréfiés. Les commerçants craignent le sort des passagers du Sacré-Cœur : Bien que 297 personnes aient survécu, neuf sont mortes et 19 sont portées disparues.
Le lendemain du jour où s’est produit l’accident, en matinée, Musonge était recroquevillée sur la berge, son accoutrement désormais complètement sec. Autour d’elle, le contenu des sacs de passagers jonche le sol : vêtements, haricots, biscuits, sardines. L’odeur pestilentielle des animaux en décomposition se dégageait de l’eau. Musonge s’est relevée péniblement en scrutant la foule, l’angoisse assombrissant son visage. « J’ai perdu Nathan, mon bébé », a-t-elle déclaré en pleurant à chaude larmes. Elle ne l’avait pas retrouvé.
Zita Amwanga est journaliste à Global Press Journal et vit à Kisangani, en RDC. Elle est spécialisée dans des reportages sur l’environnement.
Note à propos de la traduction
Traduit par Kiampi Kongopi, GPJ.