Haiti

En Haïti, les écoles dispensant l’enseignement en créole se multiplient au grand dam du français

En Haïti, le créole est majoritairement parlé comme langue maternelle, mais le français demeure la langue d’enseignement dans la plupart des écoles. Aujourd’hui, une école primaire et un réseau grandissant de défenseurs de la langue créole s’emploient à briser les obstacles à l’apprentissage.

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Schools Teaching in Creole Instead of French on the Rise in Haiti

Marie Michelle Felicien, GPJ Haïti

Sonia Secours Jean affirme que l’enseignement en première et deuxième années en créole plutôt qu’en français diminue la frustration et favorise l’apprentissage dès le plus jeune âge.

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PORT-AU-PRINCE, HAÏTI — Dix heures sonnant, la fin de la recréation arrive, et les élèves de l’école de Liv Ouvè retournent en classe.

De petites chaises autour de petites tables, voilà ce qui est à l’intérieur de leur classe non seulement bien fournie en articles, mais aussi bien aérée.

Sonia Secours Jean est enseignante en première et deuxième années ici depuis décembre 2018.
Enseigner ici est différent par rapport à la plupart des écoles en Haïti, affirme-t-elle.

Partout au pays, l’enseignement dans les écoles est généralement dispensé en français, ce qui n’est pas sans difficultés, au grand dam des enfants haïtiens qui parlent le créole haïtien à la maison.

Selon elle, l’expérience qu’elle a vécue dans l’enseignement lui a permis de constater que les enfants éprouvaient souvent de la frustration lorsqu’ils essaient d’apprendre la grammaire, les conjugaisons et d’autres sujets difficiles en français qui ne sont pas les mêmes en créole haïtien.

« L’apprentissage en français les rendait irréels », déplore-t-elle. Son expérience passée en enseignement lui a permis de constater que les élèves « avaient toujours tendance à pleurer au lieu de s’exprimer quand quelque chose allait mal à cause de cette barrière entre eux et la langue française imposée aux écoles ».

Mais Liv Ouvè dispense l’enseignement différemment.

Ici, Secours Jean enseigne le créole haïtien et introduit progressivement les rudiments de la langue française, et ce, dans le contexte des concepts du créole haïtien.

« Depuis que j’ai intégré Liv Ouvè, les enfants sont éveillés, pas de barrière entre eux et la maîtresse. Et quand ça va mal, ils s’expriment au lieu de pleurer. C’est comme si l’enfant a été déchargé de tout souci, et il est libre d’apprendre », glisse Secours Jean.

Depuis longtemps, la barrière entre les francophones et les créolophones haïtiens a creusé des divisions au sein de la société.

Les gens capables de s’exprimer en français reçoivent le qualificatif de gens bien instruits, tandis que les créolophones monolingues se voient accoler celui de moins éduqués voire même d’illettrés. Pourtant, aujourd’hui, on constate un mouvement croissant visant à officialiser l’enseignement du créole haïtien et à encourager les gens à être fiers d’être créolophones.

Pierre Michel Chéry, informaticien, a écrit cinq romans et autres articles en créole haïtien. Aussi est-il membre de l’Académie du créole haïtien.

« L’Académie créole se contente de conscientiser la population pour adopter à nouveau leur langue maternelle », annonce-t-il. « Nous allons institutionnaliser le créole dans tout le pays, fixant les principes pour les professeurs afin qu’ils soient à niveau selon les normes de l’Académie ».

Tout comme d’autres membres de l’Académie, Chéry s’emploie à encourager de larges pans de la population – des parents aux étudiants universitaires – à parler le créole haïtien. C’est pour protéger l’identité des Haïtiens, confie-t-il.

Aujourd’hui, fait-il remarquer, les réactions sont mitigées.

« Il y a des parents et professeurs qui sont déjà montés à bord, et d’autres restent toujours à poser des questions », confie-t-il. « Mais nous sommes convaincus qu’avec cette nouvelle disposition, les Haïtiens retrouveront à nouveau leur propre identité et lutterons afin de la conserver ».

Selon Claude Calixte, directeur de Liv Ouvè, l’école dispense l’enseignement en créole haïtien depuis son ouverture en septembre 2015.

« J’ai étudié en France et je n’ai jamais vu que le petit français était instruit dans une langue autre que sa langue maternelle. Et de là, de retour au pays, je me suis dit que je dois mettre en place un nouveau système éducatif », fait-il savoir.

Dans les années 1970, de nombreuses écoles dispensaient l’enseignement en créole haïtien. Mais depuis 1982, différents bouleversements politiques ont entraîné moult changements de politiques et de responsables gouvernementaux. Peu à peu, le français a acquis le statut de langue d’enseignement.

Aujourd’hui, le nombre d’écoles dispensant l’enseignement en créole haïtien, y compris Liv Ouvè, est reparti à la hausse. Et l’Académie, préconisant l’utilisation de cette langue à grande échelle, espère que ce nombre continuera de croître.

De toute évidence, les enfants n’arrivent généralement pas à réussir à l’école lorsque l’enseignement est dispensé uniquement en français, révèle Calixte.

« Souvent, même après 14 ans d’études classiques, un enfant n’arrive pas à maîtriser pas la langue française. La raison est simple : il n’y a pas 10% des parents à Haïti qui parlent le français pendant toute la journée avec leurs enfants », révèle-t-il, admettant qu’il s’agit ici de sa propre estimation. « Je suis convaincu qu’avec cette méthode les enfants apprendront mieux et n’auront aucune barrière linguistique ».

Jean Rony Beaucicault, à la fois avocat et journaliste membre de l’Académie du créole haïtien, déclare que les gens se tournent de plus en plus vers le créole haïtien.

« Depuis que nous avons commencé nos séances de sensibilisation et de formation, nous avons réalisé qu’il y avait une soif de connaissance de la langue chez les gens. On dirait qu’ils n’avaient pas le courage pour le dire. Mais une fois que nous sommes venus à eux, ils nous sont consacré leur temps », affirme Beaucicault.

Il nourrit l’espoir de voir les décideurs, les employés des ONG et les enseignants commencer, eux aussi, à se tourner vers le créole haïtien. À l’en croire, il continuera à œuvrer pour réduire les préjugés selon lesquels les enfants suivant leur enseignement en créole enregistrent généralement moins de réussite.

« Un enfant haïtien scolarisé dans sa langue maternelle peut aussi faire de très grands exploits », assure-t-il.

Adapté à partir de sa version originale en français par Ndahayo Sylvestre, GPJ.