PORT-AU-PRINCE, HAITI — Assise penchée sur une chaise dans sa petite maison avec un seau rempli de cigarettes à vendre, Tianne Joseph attend le passage des clients de son quartier.
À 93 ans, cette mère de quatre enfants et grand-mère de plusieurs petits-enfants, n’a d’autre choix que de continuer à travailler.
« Je dois tenir mon commerce, car il me faut de l’argent pour m’entretenir, » dit Joseph, qui est veuve depuis 35 ans.
Depuis la mort de son mari, Joseph a eu de lourdes responsabilités : essayer diverses petites entreprises et devoir reconstruire la maison qu’elle a héritée de lui après qu’elle ait été détruite par un tremblement de terre en 2010. Joseph est fatiguée et aimerait pouvoir se reposer, mais sans assistance sociale, elle doit continuer à travailler dur.
« Je n’ai pas les moyens pour me rendre à l’hôpital. Ce que je vends ne suffit même pas pour me donner à manger, » dit-elle.
Joseph ne peut pas dépendre uniquement de ses enfants car ils ont des obligations envers leur propre famille. Elle vit avec une de ses filles qui n’a pas de travail. Les temps sont difficiles pour Joseph, malgré des amis qui l’aident parfois. Une amie lui rend souvent visite et lui donne parfois de l’argent pour aller à l’hôpital. Joseph se considère cependant plutôt chanceuse, car elle ne souffre pas de problèmes de santé graves. Lors de sa dernière visite à l’hôpital, on lui a conseillé uniquement de bien manger.
Joseph fait partie des milliers de personnes âgées en Haïti qui n’ont d’autre choix que de travailler jusqu’à la fin en raison du manque de protection sociale tels que les pensions de retraite, aggravés par la crise économique et le manque de maison de retraite pour personnes âgées.
Malgré le lourd fardeau porté par cette population, il n’existe qu’un centre de retraite public à Port-au-Prince, et celui-ci lute pour rester à flot en raison des défis économiques du pays. Le centre de retraite Asile Communale est vieux de plus d’un siècle et relève de la responsabilité de la Mairie. Il accueille des personnes âgées et handicapées qui n’ont aucun autre recours, leur offrant un abri, des services de santé et de la nourriture.
Gaspard Maccéllus, qui est chef de service de l’Asile Communale depuis deux ans, affirme que l’asile fonctionne en dessous de sa capacité.
« On a pour le moment 51 personnes, bien qu’on pourrait recevoir jusqu’à 120 personnes âgées, mais nos moyens ne nous le permettent pas, » dit Maccéllus.
En Haïti, les personnes de plus de 65 ans, qui représentent 4,9 % de la population du pays, font partie des groupes les plus vulnérables de la société, confrontées à divers défis tels que la pauvreté et le manque d’accès aux soins de santé. L’âge de la retraite des fonctionnaires est de 58 ans, mais les moins de 25 ans représentent moins de 1 % des effectifs du gouvernement, tandis que les plus de 55 ans en représentent près de 20 %. Cela suggère qu’une proportion considérable de fonctionnaires travaillent au-delà de l’âge légal de la retraite. En 2017, plus de la moitié de tous les fonctionnaires avaient plus de 45 ans et 1 % avaient 75 ans ou plus.
En Haïti, « la retraite est perçue comme une fin de vie »
Selon un rapport du gouvernement datant de 2018, « Les fonctionnaires qui ont déjà̀ atteint l’âge requis ne veulent pas partir car, la retraite est perçue comme une fin de vie en soi au lieu d’être le début d’une nouvelle vie avec moins de pression. Elle ne fait pas ressentir le désir d’un travail accompli mais plutôt une peine. » Le rapport déclare aussi que la pension octroyée ne permet pas aux retraités de conserver le même train de vie qu’ils avaient quand ils étaient actifs.
Marlène Evelyne Norbert, 76 ans, est enseignante dans une école privée à Port-au-Prince depuis plus de 56 ans et elle continue de travailler. « On ne donne pas de retraite, » dit-elle. « C’est à vous de décider de partir ou de rester et continuer à travailler. »
Plus de 80 % des emplois en Haïti se trouvent dans l’économie informelle, ce qui signifie que la grande majorité des Haïtiens n’ont aucune pension sur laquelle s’appuyer, selon un rapport de mars 2023 de l’Organisation internationale des employeurs.
Tout cela a été aggravé par les crises sociales, politiques et économiques, qui ont exacerbé la pauvreté. Selon la Coordination Nationale pour la Sécurité Alimentaire, la hausse des prix des denrées alimentaires pose un problème considérable aux familles haïtiennes. Les taux de chômage élevés, la corruption et l’instabilité politique persistante mettent les personnes âgées dans une situation désavantageuse, rendant leur vie encore plus difficile. Selon l’Institut haïtien de statistique et d’informatique, le pays a une production minimale et dépend fortement des importations, avec un taux d’inflation maximal de 46,4 %.
Paulena Pierre, 86 ans, vit chez des proches à Port-au-Prince. Elle n’a pas d’enfants et a l’impression que ses hôtes perdent patience avec elle.
« Je comprends, ce ne sont pas mes enfants. Prendre soins d’une personne âgées qui n’est pas votre maman ce n’est pas facile, » dit-elle.
Pierre tient un petit commerce de bananes mûres et d’œufs. Cela ne fonctionne pas bien, mais grâce à cela, elle peut gagner un repas quotidien.
« Je ne vis qu’au dépend des bons samaritains. Ce serait mieux si je trouvais quelque part où vivre sans soucis, sans avoir à penser à ce que je peux vendre pour répondre à mes obligation quotidienne, » dit-elle.
Les difficultés à l’Asile Communale
Seule maison de retraite publique de la capitale, l’Asile Communale peine à subvenir aux besoins des personnes hébergées, même avec un taux d’occupation qui avoisine 40 % de sa capacité.
« Nous fonctionnons tous les jours. Nous avons le soutien de Food for the Poor qui nous approvisionne en nourriture tous les 3 mois, et aussi des particuliers, » dit Maccéllus.
Food for the Poor est une organisation chrétienne internationale à but non lucratif qui opère en Haïti depuis 1986.
« Il peut arriver des fois que nous manquions un peu de fond pour bien donner à manger à nos pensionnaires, mais il ne passe pas un jour sans que nous leur donnions à manger, » ajoute Maccéllus.
Deluis Louissaint, 73 ans, vit à l’asile depuis plus de 18 ans et affirme que les missionnaires qui les aidaient ne peuvent plus le faire, malgré tous leurs efforts.
Pour Louissaint, le changement à l’asile provoqué par l’aggravation de la situation économique et politique déjà fragile d’Haïti est douloureusement évident. Il se souvient avec émotions de l’époque où les conditions à l’asile étaient meilleures. Des missionnaires et d’autres personnes leur rendaient visite et apportaient des provisions, mais avec l’insécurité actuelle, personne ne prend le risque de venir chez eux. Malgré tout, Louissaint fait toujours partie des rares chanceux à bénéficier de ce type de soutien.
Maccéllus cite la situation économique du pays comme un obstacle à leur capacité à aider davantage de personnes. « Vu la situation du pays aujourd’hui, on achète 7500 gourdes [haïtiennes] [environs 55 dollars des États-Unis] d’eau chaque semaine. Pour cuire la nourriture nous utilisons, du gaz propane qui se vend environs 450 gourdes [3 dollars] le gallon. On a 3 réchaud à gaz — 5 milles gourdes [37 dollars] nous donnent à peine 4 jours, selon la quantité de nourriture à cuire par jour, » dit-il.
Leur lutte pour soutenir cette zone difficile d’accès en raison de l’insécurité les met dans une situation compliquée. Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, les violences se sont intensifiées. Les gangs contrôlent désormais plus de 60 % du territoire du pays.
« Nous ne fonctionnons pas à plein régime en raison du manque de fond. Nous donnons de la nourriture deux fois par jours pour qu’on puisse terminer tôt, car l’asile est dans une zone fragile en ce qui a trait à l’insécurité, » dit Maccéllus.
Les horaires réduits visent à protéger la sécurité des employés qui doivent rentrer chez eux.
Choisir de travailler?
Michel Acacia, sociologue et professeur à l’Université d’État d’Haïti, affirme que le pays se trouve dans une situation où le secteur informel est plus important que le secteur formel, ce qui fait que la plupart des travailleurs sont sans revenu fixe. La plupart des Haïtiens doivent continuer à travailler, parfois jusqu’à un âge avancé, pour subvenir à leurs besoins, car ils n’ont que peu d’autres options.
Il dit que le problème doit être résolu par le biais des structures macroéconomiques.
« Pour les personnes de 60 à 65 ans ayant travaillé pour l’état, continuer à travailler à cet âge est souvent un choix. Pour ceux qui travaillaient dans le secteur informel, c’est une nécessité car ils ne bénéficient pas de retraite, » dit-il.
Les données sur les pensions de retraite contredisent cependant cette affirmation.
Haïti est à la traîne en ce qui a trait à la fourniture de protection sociale à sa population, avec seulement 5,8 % bénéficiant d’une forme de protection sociale. Il est choquant de constater que seulement 0,4 % des personnes ayant dépassé l’âge de la retraite ont perçu une pension en 2020, selon les dernières données de l’Organisation internationale du travail. À l’opposé, en République Dominicaine voisine, 53,6 % de la population bénéficie d’une protection sociale et 11,3 % des personnes ayant dépassé l’âge de la retraite ont perçu une pension en 2020.
Elionor Devallon, Directeur Adjoint de la caisse d’assistance sociale du ministère des Affaires Sociales et du Travail, affirme que plus de 9 000 personnes âgées et vulnérables reçoivent une subvention de 2 000 gourdes (15 dollars) par mois du fonds. Toutefois, des milliers d’autres personnes restent sans aucun recours.
Lazare Jean François est coordinateur de la Fondation Rose Ferrier, une organisation qui vient en aide aux personnes âgées de Gressier, une commune de Port-au-Prince, depuis sept ans.
Il explique que la plupart des personnes âgées sont économiquement sans défense et exposées aux maladies, et qu’avec la détérioration de la situation socio-économique, elles n’ont même pas les moyens de manger un repas par jour.
Jean François dit : « Nous faisons de notre mieux avec ce que nous avons. Nous leur donnons un paquet de nourriture une fois par mois et, si possible, nous les emmenons chez un médecin. Nous aidons autant que possible les malades et, lorsqu’ils meurent, nous payons une partie de leurs funérailles. Pour leurs anniversaires ou autres occasions festives, nous organisons des sorties avec eux. »
Il ajoute: « Nous sommes près d’eux juste pour les aider à passer cette dernière étape de leurs vies avec dignité. »
Pensions maigres et forte proportion de travailleurs informels
L’économiste Enomy Germain affirme qu’il n’existe pas de données sur le nombre de personnes âgées qui continuent à travailler pour subvenir à leurs besoins (car celles qui ont un emploi formel et une pension sont rares), mais dans le secteur public, par exemple, certains employés travaillent au-delà de l’âge de la retraite.
Il explique que c’est parce-que « la pension fournie par l’état est trop faible, » malgré le fait qu’il existe une disposition légale pour les pensions en Haïti.
Tout Employé́ ou Fonctionnaire Public en service actif, ayant fourni au moins 10 ans de service et frappé d’incapacité́ absolue de travailler, a droit, sans considération d’âge, à une pension égale à la moitié de ses appointements sans excéder 12,500. [91 dollars] » précise la loi.
En 2017, le nombre de fonctionnaires permanents était de 81 948, dont 23 429 femmes (28,6%) et 58 519 hommes (71,4%).
Raphael Théoma Daniel est directeur et responsable de communication de l’Office protecteur du citoyen (OPC), instance officielle de l’état en matière de droit humain en Haïti.
Il explique comment, dans d’autres pays, l’État a un plan distinct pour chaque tranche d’âge : de la naissance à 18 ans, lorsque les citoyens entrent sur le marché du travail, puis un autre pour les 18 à 65 ans, lorsqu’ils intègrent le marché du travail et après lorsqu’ils commencent à préparer leur retraite.
Mais un tel système n’existe pas en Haïti, ce qui rend la vie plus difficile pour les personnes à mesure qu’elles vieillissent.
« L’OPC mène un combat pour la bonne gouvernance et contre la corruption », dit Daniel, « et si nous y parvenons, nous sommes sûrs et certains qu’il y aura moyens pour que l’état puisse mettre en place ce schéma».
Daniel dit qu’il n’y a pas assez de maisons de retraite et que la plupart des personnes âgées comptent sur leur famille pour les aider. « Les asiles communaux sont en mauvais état et très mal structurés parce que l’État a oublié ses gens », dit-il.
Daniel affirme que son organisation a fait des propositions au gouvernement, leur exigeant de fournir une protection sociale aux personnes vulnérables, car il s’agit d’une question de droits humains.
Malgré toutes ses difficultés, Joseph espère fêter ces 100 ans dans 7 ans. « C’est long, » dit-elle, « mais j’aimerais que Dieu me préserve la vie. »
Anne Myriam Bolivar est journaliste à Global Press Journal en poste à Port-au-Prince, en Haïti.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Soukaina Martin, GPJ.