KISANGANI, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO – Masimango transporte un plateau en métal rempli de beignets en piles biens rangées à travers la place du marché au centre-ville de Kisangani, chef-lieu de la province de la Tshopo en RDC.
« Bei ya muzuri! » crie-t-elle dans sa langue maternelle, le kiswahili, ce qui signifie « Venez découvrir nos produits au meilleur prix ».
Il est presque midi, et la criée rythmique de ses beignets séduit des scootéristes affamés qui entrent au marché central. Certains s’arrêtent pour acheter certains des beignets de la taille de la paume d’une main qu’elle a frits au petit matin.
Il ne se passe pas un jour sans que la principale place de la ville soit pleine de centaines de commerçants vendant des produits alimentaires variés, sardines, mayonnaise, beurre, lait, farine et biscuits. La plupart de ces produits se vendent à des prix de départ très concurrentiels de 1 000 francs congolais à cause de l’expiration de leur durée de conservation.
Refusant de donner son prénom pour cause d’achat et d’utilisation des ingrédients périmés pour faire ses beignets au cours des huit derniers mois, Masimango affirme que la farine périmée dont elle se sert lui permet de faire du business.
Parfois, elle s’offre le produit visiblement pourri, glisse-t-elle.
« Parfois, en ouvrant un sac, je suis accueillie par quelques taches sombres [de la farine décolorée] et une odeur incroyablement nauséabonde », révèle-t-elle à propos du produit périmé qu’elle achète souvent. Ce sac de farine a expiré en 2016.
Malgré l’expiration évidente, elle dit qu’elle a décidé de l’utiliser parce qu’elle ne pouvait pas se permettre d’acheter un autre sac.
Un sac de 25 kg de farine de blé non expirée coûte 35 000 francs, mais le même sac expiré s’offre à 28 000 francs.
À Kisangani, région tristement célèbre pour son isolement et par la cherté des produits importés, il est rare que les produits périmés retirés des rayons. Une fois la date de péremption des produits alimentaires et cosmétiques dépassée après quelques mois voire même des années, des vendeurs ne font que casser les prix, ce qui attire ces clients férus des prix réduits. Quoique financièrement avantageux pour certains, ces produits sont une source de préoccupations sanitaires fréquentes chez les autres. Les autorités locales sont montrées du doigt pour la circulation et la vente des produits périmés dans la ville.
La province de la Tshopo est l’une des 26 provinces nouvellement créées en RDC, occupant la partie sud de l’ex-Province Orientale. Kisangani était une ville de première importance pour cette dernière et son économie était fortement tributaire de l’agriculture et du commerce en raison de son isolement, entraînant ainsi sa dépendance sur le fleuve Congo pour la plupart de ses produits et importations.
Aussi la fabrication des produits alimentaires était-elle chose courante dans cette ancienne province, et ce, dans les années 1980 et 1990. Des usines appartenant à des étrangers fabriquaient des produits alimentaires tels que le sucre et la margarine. Triste mais vrai, des conflits entre diverses factions armées ici ont toutefois causé la disparition de nombreuses entreprises et contraint les propriétaires de ces usines de quitter le pays.
Quoique des cultures telles que le riz, le manioc, les haricots et le maïs soient encore produites localement et vendues sur des marchés, les produits alimentaires transformés et emballés ne sont plus fabriqués ici. Au contraire, les habitants dépendent des importations en provenance de l’Ouganda, du Kenya et de la Chine.
En 2015, la RDC a importé les produits de base d’une valeur de 5,64 milliards de dollars, les produits alimentaires représentant 427 millions de dollars. L’Office congolais de contrôle (OCC) mis en place par le gouvernement est chargé de l’évaluation des normes commerciales et de la conformité des exportations et des importations du pays. La prévention de la circulation des marchandises périmées à Kisangani relève également de sa compétence.
L’OCC interdit la vente de tous les articles expirés, obligeant ainsi les vendeurs, les propriétaires de grands magasins et les grossistes à se débarrasser des produits ayant dépassé leur date de péremption indiquée sur l’emballage par le fabricant.
Or, nombreux sont les commerçants qui affirment qu’il n’est pas réaliste de jeter leurs produits expirés. En effet, la baisse des prix attire plus de clients, rendant ces articles expirés leurs best-sellers.
Gustave Nkulu, chef de la division des exportations de l’OCC, affirme que des renseignements anonymes restent leur moyen principal de prendre sur le fait les vendeurs des produits périmés. En février, un propriétaire d’un grand magasin dans le centre-ville a été surpris en train de modifier les dates d’expiration des sacs de farine de blé expirés en 2014. Le vice-gouverneur de la province de la Tshopo, Léon Deon Basangu, déclare qu’ils ont été renseignés par une source anonyme pour mettre la main sur ce propriétaire.
Mais chez les vendeurs qui ne se laissent pas prendre, ce commerce prisé subsiste.
Masimango, veuve et mère de sept enfants, tire moins de 80 000 francs de ses ventes hebdomadaires. Chaque semaine, elle se sert d’environ 20% de son revenu au marché pour acheter les ingrédients utilisés dans la fabrication de ses beignets: du sucre, des œufs, du lait en poudre et un sac de 25 kg de farine, généralement expiré.
Selon Masimango, il lui reste suffisamment d’argent après avoir fait du shopping pour prendre soin de ses enfants, comptant sur des produits périmés bon marché pour faire du business.
Mais parfois, la farine expirée donne à ses beignets un goût salé et rance, et la pâte perd son élasticité, avoue-t-elle. Masimango fait également savoir que certains clients rouspètent face à ce goût anormal, mais la collation étant bon marché, ses ventes se maintiennent.
Pour Muyangi, vendeur ayant exigé que son prénom n’apparaisse de peur d’être arrêté par l’OCC pour avoir vendu des boîtes de sardines expirées sur la place du marché, les produits périmés sont pour lui un moyen essentiel pour gagner sa vie en tant que vendeur ici.
Malgré la popularité des produits périmés et leurs prix promotionnels, Bienvenu Bolonge, médecin à l’hôpital Papa Bwande, affirme que les consommateurs doivent éviter la consommation régulière de tels produits. Selon ses dires, plus les produits périmés restent en vente, plus la qualité se perd et ils deviennent sensibles aux processus naturels de décomposition.
Mais les produits alimentaires périmés ne sont pas les seuls produits périmés prisés ici.
Des dentifrices, crèmes corporelles et produits de beauté expirés sont également vendus à des prix promotionnels.
Jean Marie Mutombo, épidémiologiste au Centre de santé Boyoma, un centre de santé local, indique qu’elle reçoit plusieurs patients présentant des irritations cutanées causées par des produits périmés.
« Généralement, les femmes qui viennent ici se plaignent de démangeaisons cutanées causées par l’utilisation de certains produits cosmétiques périmés », dit-elle.
Malgré le succès des produits périmés, il existe toujours un marché d’achat et de vente de produits frais.
« Je ne peux en aucun cas acheter de tels produits [expirés], même si, par chance, il arrive qu’ils s’offrent pour aussi peu que 10 francs », explique Jeannine Wembo, mère de quatre enfants. « Je ne peux courir le risque de me tuer ou de tuer ma famille ».
Certains propriétaires de magasins et vendeurs du marché disent qu’ils ne vendent pas de produits périmés, bien que ces derniers soient lucratifs. Pour Luc Kandolo, propriétaire d’une petite épicerie, cela implique qu’il ne réalise pas les mêmes quantités de ventes que les vendeurs des produits périmés.
« Nous ne savons plus à qui nous plaindre », s’insurge Kandolo concernant la circulation et la vente des produits périmés. « Certes, certains produits disponibles sur le marché n’ont pas encore dépassé leur date de péremption, mais l’OCC permet aux commerçants de les faire entrer dans la province, sachant très bien que leur date de péremption est proche », dit-il.
Kandolo affirme avoir vu des propriétaires de magasins donner de l’argent à des fonctionnaires de l’OCC pour leur permettre de faire entrer dans la province des produits déjà expirés.
Nkulu, agent de l’OCC, rejette ces allégations de corruption. « Nous inspectons les produits proposés à la vente par les vendeurs du marché et dans les magasins pour identifier ceux qui ont expiré », fait-il savoir.
Adapté à partir de sa version originale en français par Ndayaho Sylvestre, GPJ.