DOHA, QATAR — Ils se sont retrouvés sans argent, sans emploi et incapables de rentrer chez eux.
Vingt Népalais venus au Qatar en quête de travail se sont soudainement retrouvés coincés dans le désert, ne sachant pas parler l’arabe et privés, de surcrôit, de leurs passeports.
Jiban Prasad Khatiwada en faisait partie. En mars, lui et ses collègues ont découvert que leur entreprise, Shaji Al Makhalas General Cleaning Company, avait été liquidée.
Deux semaines après le départ en vacances de leur responsable, un nouvel homme est venu dans leur camp de travail et leur a dit qu’il était le nouveau patron. Il leur a proposé une fraction de leur salaire mensuel habituel à savoir 700 riyals (192 $) pour des journées de 10 heures, au lieu de 900 riyals (247 $) pour des journées de huit heures, explique Khatiwada. Aucune rémunération pour les heures supplémentaires ou la nourriture ne leur revenait. De plus, l’entreprise leur devait trois mois d’arriérés de salaire, et rien n’indiquait qu’ils les percevraient un jour.
S’il est vrai que les hommes ont décliné la proposition, l’entreprise détenait toujours leurs passeports.
Or, sans emploi, leur statut légal au Qatar était en cause.
« Notre situation était tellement critique », affirme Khatiwada, qui a été interrogé pour la première fois non loin du camp de travail où il vivait dans la région d’Al Khor, au nord de Doha, la capitale du Qatar. Il a ensuite ajouté : « Nous n’avions rien. Nous n’avions pas d’argent pour acheter de la nourriture. Nous ne possédions même pas l’argent nécessaire pour biper chez nous. »
Lorsqu’ils ont saisi un tribunal du Qatar pour tenter d’exiger que l’entreprise leur rende leurs passeports, lesquels avaient été récupérés à leur arrivée dans le pays, ils ont appris que l’entreprise qui figurait sur les documents de visa des hommes, était illégale. Et parce qu’elle n’était pas reconnue, les hommes ne pouvaient pas intenter de poursuites contre elle.
« Nous étions sous le choc », dit Khatiwada avant d’ajouter : « Nous étions sans repères. »
Leur dilemme est monnaie courante pour les quelque 1,9 million de travailleurs népalais qui vivent à l’étranger. Les lois qataries, qui prévoient le système rigide de la kafala selon lequel les employés sont à la merci de leurs employeurs, et les entreprises qataries ont été largement critiquées pour leurs pratiques d’exploitation des travailleurs étrangers. En réalité, cette exploitation commence directement chez eux, lorsque ceux-ci signent des contrats avec des agences de placement (connues localement sous le nom d’agences de main-d’œuvre) qui les placent dans des situations inhumaines, à des fins lucratives.
Quant aux travailleurs, leurs chances de recours sont limitées. En effet, parmi les hommes qui réussissent à rentrer au Népal, rares sont ceux qui ont les moyens de constituer les dossiers nécessaires et de rester à Katmandou, la capitale, pour poursuivre les démarches.
Ces dernières années, le gouvernement népalais a fermé de nombreuses agences de main-d’œuvre illégales. Cependant, même les agences légales sont connues pour leurs mauvais traitements à l’égard des travailleurs. Depuis fin 2008, près de 10 000 plaintes officielles ont été déposées au Népal contre des agences de main-d’œuvre opérant en toute légalité dans le pays. Les défenseurs des travailleurs migrants affirment que ce chiffre ne représente qu’une petite fraction des plaintes qui pourraient être déposées, si les travailleurs pouvaient le faire plus aisément.
« Les démarches sont trop longues et les travailleurs n’ont pas d’argent », explique Krishna Prasad Neupane, coordinateur du forum People Forum for Human Rights, qui fournit aux travailleurs migrants une aide juridique gratuite.
Les autres travailleurs susceptibles de porter plainte se trouvent au Qatar, comme Khatiwada et les autres hommes de son groupe, prisonniers du système de la kafala qui leur interdit systématiquement de quitter le pays quand ils le souhaitent.
Global Press Journal s’est rendu au Qatar à la rencontre des hommes qui, après avoir passé un contrat avec des agences de main-d’œuvre népalaises, se sont retrouvés coincés là-bas, incapables de rentrer chez eux de leur gré. S’exprimant en népalais, les hommes ont raconté leur mésaventure aux journalistes népalais de GPJ dans des restaurants à proximité des tristement célèbres camps de travail du Qatar et dans les taxis qui les encerclaient.
Khatiwada est installé au Qatar depuis octobre 2015, date à laquelle il a commencé à travailler avec les 19 autres hommes pour le compte de l’entreprise de nettoyage. Lui et onze autres travailleurs ont tous été envoyés au Qatar par la même agence de main-d’œuvre à savoir Reliance Recruitment Services, immatriculée au Népal.
Les huit autres travailleurs népalais sont arrivés par l’intermédiaire de Royal Himchuli International, une autre agence de main-d’œuvre immatriculée au Népal.
La migration de travail est une composante essentielle de la culture népalaise moderne. La plupart du temps, L’aéroport international Tribhuvan de Katmandou est bondé d’hommes qui attendent leur vol vers des pays étrangers, où ils espèrent travailler dur et gagner un revenu qui pourrait transformer la vie de leurs familles paysannes, souvent pauvres. D’après selon la Banque mondiale, les envois de fonds représentent près de 30 % du produit intérieur brut du pays.
Les agences de main-d’œuvre exercent un pouvoir considérable sur les travailleurs. Au Népal, elles sont tenues, conformément à la loi sur l’emploi à l’étranger de 2007, d’obtenir une licence auprès du gouvernement avant d’envoyer quiconque à l’étranger. Elles s’occupent des formalités administratives avant le départ et d’autres exigences légales pour le compte des travailleurs, moyennant une rémunération.
Toutefois, la fraude, les fausses déclarations concernant le travail à l’étranger, la surfacturation et d’autres violations sont fréquentes, selon des sources telles qu’un rapport de 2014 du Centre for the Study of Labour and Mobility, basé au Népal, de l’Open Society Foundations et d’autres organisations.
Dans certains cas, les mauvais traitements sont assimilables à du travail forcé et à de la servitude pour dettes.
Le premier signe de trouble est apparu très tôt, raconte Khatiwada. Au Qatar, les travailleurs avaient réclamé au responsable de leur entreprise de nettoyage leurs cartes d’identité, lesquelles sont nécessaires pour la justification de leur statut juridique.
« Plus de six mois se sont écoulés, mais nous n’avons toujours pas reçu de carte d’identité », dit-il.
Lorsque les hommes ont refusé de travailler pour le nouveau patron de l’entreprise, ils ont perdu chacun leur allocation alimentaire de 200 riyals (55 $) et on leur a dit qu’ils devaient quitter le camp de travail où ils vivaient ; le camp étant situé à environ 60 kilomètres (37 miles) au nord de Doha. Ils ont également perdu l’accès aux services de transport du camp. Inquiets et désorientés, ils se sont tournés vers leurs amis du camp avec qui ils partageaient leurs repas.
Le 26 mars, les hommes ont marché pendant sept heures, du camp de travail à la ville, dans l’espoir de déposer une plainte officielle auprès du gouvernement qatari afin qu’il les aide à obtenir leurs passeports et des billets d’avion pour rentrer chez eux. Au lieu de cela, ils ont été placés dans une cellule de détention dans un centre d’expulsion, car, sans carte d’identité délivrée par l’entreprise, ils étaient considérés comme des personnes en situation irrégulière dans le pays.
Selon Khatiwada, après cinq jours de détention, l’entreprise Reliance Recruitment Services, contactée par l’intermédiaire de l’ambassade du Népal au Qatar, a envoyé des billets d’avion à ses 12 travailleurs pour qu’ils rentrent au Népal. C’est ainsi qu’ils ont fui le Qatar, renonçant à tout espoir de recevoir un jour leurs arriérés de salaire.
En revanche, les hommes qui travaillaient pour Royal Himchuli International n’ont même pas reçu de billets d’avion. Laxman Thapa Magar, l’un des huit hommes qui avaient signé leurs contrats par l’intermédiaire de cette agence de main-d’œuvre, affirme que lui et les autres ont emprunté de l’argent à des amis pour payer les frais de vol de retour.
Soulagés d’être de retour au Népal, les hommes se sont rendus dans leurs foyers aux quatre coins du pays. Jusqu’en juin, personne n’avait reçu de compensation pour les tracas subis au Qatar.
Bien souvent, ceux qui quittent le Népal pour travailler à l’étranger sont des analphabètes ou sont peu instruits. Dans le groupe de Khatiwada, certains hommes ne savaient ni lire ni écrire. Lorsqu’ils sont lésés, la perspective d’entamer une procédure bureaucratique de soumission d’une plainte est accablante. Ainsi, de nombreuses agences de main-d’œuvre ne craignent pas de commettre des actes de fraude et d’exploiter les travailleurs.
Selon un rapport publié en janvier par Verité, un groupe de défense du travail équitable basé dans le Massachusetts, et le Freedom Fund, un groupe de lutte contre l’esclavage, la corruption et les paiements inadéquats, y compris les frais de recrutement et d’autres coûts payés à l’avance par les travailleurs migrants avant qu’ils ne quittent le Népal, se chiffrent entre 480 et 1 100 $ par travailleur migrant rien que pour le corridor Népal-Qatar. Ledit rapport indique qu’entre 300 et 500 $ par travailleur sont versés en pots-de-vin par les agences de main-d’œuvre népalaises aux agences de recrutement ou aux employeurs qataris. Le rapport précise aussi que les frais supplémentaires versés aux fonctionnaires qataris et népalais pour l’obtention de visas de travail et d’autres documents sont autant de sources potentielles de corruption.
Si le gouvernement népalais a fermé les agences de main-d’œuvre qui opéraient illégalement dans le pays ces dernières années, le problème sévit aussi au niveau des agences légales.
Selon les données du Département de l’Emploi à l’étranger, le Népal comptait 755 agences de main-d’œuvre autorisées en juin.
Depuis sa création en décembre 2008, le Département a reçu 9 775 plaintes contre des agences de main-d’œuvre autorisées. Trois agences de main-d’œuvre au moins font l’objet de 100 plaintes ou plus.
En mai, six de ces plaintes concernaient Royal Himchuli International, l’agence qui a embauché Magar et sept autres personnes qui ont travaillé pour l’entreprise de nettoyage au Qatar. Une plainte a été déposée contre Reliance Recruitment Services, l’agence qui a embauché Khatiwada et les 11 autres. Par contre, aucune des plaintes contre les deux entreprises n’a été déposée par les 20 hommes qui se sont retrouvés coincés au Qatar. Par ailleurs, ces hommes ont déclaré à GPJ qu’ils n’avaient pas l’intention de porter plainte.
D’après Neupane, les plaintes ne peuvent être déposées qu’auprès du Département de l’Emploi à l’étranger à Katmandou. Or, pour les hommes des zones rurales, Katmandou est une ville au coût de vie exorbitant, surtout lorsqu’ils doivent y séjourner pendant longtemps au moment où une plainte est en cours de traitement.
Même ainsi, les plaintes continuent d’arriver de la part de travailleurs qui veulent à tout prix que justice soit faite. Au cours de la période de six mois allant de juillet 2015 à décembre 2015, le forum a reçu des demandes d’assistance liées à la situation de 354 travailleurs migrants.
Beaucoup de ces plaintes, que Neupane a examinées et décrites à GPJ, dénotent des expériences similaires. Certains travailleurs disent avoir été contraints d’accepter des emplois différents de ceux pour lesquels ils avaient signé un contrat et, dans certains cas, aucun travail n’était disponible du tout. Des travailleurs affirment avoir été abandonnés par leurs entreprises tandis que d’autres déclarent n’avoir jamais récupéré leurs passeports.
La plupart des travailleurs qui se plaignent sont convoqués à une audience de médiation à laquelle participent le travailleur, les représentants de l’agence de main-d’œuvre et le directeur du Département de l’Emploi à l’étranger.
Selon Mohan Adhikari, directeur du Département de l’Emploi à l’étranger, il existe en moyenne trois ou quatre audiences de médiation par jour et plus de 100 audiences par mois.
Selon Neupane, ces audiences ne contraignent pas les entreprises de main-d’œuvre à faire preuve d’équité envers leurs travailleurs.
« Ce qui n’est pas normal », dit Neupane, précisant que « les négociations ne devraient pas avoir lieu. Le client devrait recevoir une compensation maximale, et l’agence devrait être condamnée à une amende. »
Toutefois, Adhikari estime que les travailleurs qui quittent le Népal sans comprendre leurs obligations contractuelles sont en partie à blâmer.
« Les travailleurs qui partent du Népal sont très peu informés », a-t-il dit avant d’indiquer : « Ils sont analphabètes et sans diplôme. Leur rêve est d’aller à l’étranger, de travailler, de gagner de l’argent et d’en envoyer chez eux. Ils ne savent rien des conditions de leurs contrats. »
La loi népalaise sur l’emploi à l’étranger et les réglementations qui s’y rapportent prévoient des sanctions élevées à l’encontre des entreprises, notamment une peine de prison pouvant aller jusqu’à sept ans et des amendes pouvant atteindre 700 000 roupies (6 533 $), en plus des indemnités à verser au travailleur.
Bien qu’aucune entreprise n’ait été poursuivie en justice en vertu de cette loi, les choses semblent changer. À la mi-juin, le Département de l’Emploi à l’étranger préparait 47 plaintes à soumettre à un juge.
La plupart des travailleurs migrants népalais ne sont pas conscients des problèmes qu’ils encourent avec les agences de main-d’œuvre jusqu’à ce qu’ils se rendent à l’étranger et qu’un problème survienne. Ils sont alors coincés, sans la bouée de sauvetage qu’ils espéraient avoir.
Deepak Gharti Magar, directeur marketing de Royal Himchuli International, a déclaré à GPJ qu’en mars, son entreprise avait remis de l’argent à trois des huit travailleurs qu’elle avait envoyés à l’entreprise de nettoyage au Qatar, mais qu’aucun des autres hommes ne s’était manifesté. Parallèlement, il a reconnu qu’il ne savait pas si ces hommes se trouvaient au Qatar ou au Népal.
Laxman Thapa Magar raconte que l’entreprise ne lui a jamais rien donné. Il espérait un remboursement de l’argent qu’il avait emprunté pour payer son vol de retour, mais il dit qu’il n’avait pas les moyens de rester à Katmandou assez longtemps pour le faire.
Deepak Gharti Magar a déclaré à GPJ que son entreprise ne dispose d’aucune preuve qu’elle ait jamais signé un contrat avec Laxman Thapa Magar, malgré les justificatifs des travailleurs qui prouvent le contraire.
Sarita Ghale, la responsable de Reliance Recruitment Services, affirme que les agences de main-d’œuvre ont tout autant besoin de protection que les travailleurs.
« Il existe des lois destinées à protéger les travailleurs migrants. Mais qui nous protégera ? » demande Ghale. « Nous avons également besoin de protection. Nous sommes nous-mêmes victimes de duperie de la part d’entreprises étrangères. »
Ghale insiste sur le fait que Reliance Recruitment s’est fait rouler par l’entreprise de nettoyage.
« Toutes les entreprises de main-d’œuvre ne sont pas mauvaises », dit-elle, ajoutant que « quand une entreprise envoie 1 000 travailleurs dans de bons endroits, personne ne bronche. Mais si 10 travailleurs atterrissent dans un mauvais endroit, alors les agences de main-d’œuvre sont salement critiquées. »
Elle dit qu’elle n’avait aucune idée de ce que Khatiwada et les autres traversaient comme problème jusqu’à ce que l’ambassade du Népal au Qatar la contacte à propos de leur détresse.
Une fois les travailleurs rentrés à Katmandou, Reliance Recruitment leur a remis 10 000 roupies (93 $) chacun pour qu’ils puissent rentrer chez eux. Ghale mentionne qu’elle a retenu les passeports des travailleurs qui ont fait savoir qu’ils souhaiteraient peut-être repartir travailler à l’étranger.
Reliance Recruitment ne prévoit pas d’offrir aux travailleurs une aide supplémentaire.
« Ils sont rentrés chez eux sains et saufs, et c’est tout ce qui compte », déclare Ghale.
NOTE DE LA RÉDACTION : Aucune des sources mentionnées dans cet article ne présente de lien de parenté.
Shilu Manandhar, GPJ, a traduit toutes les interviews du népalais. Ce rapport spécial a été réalisé avec le soutien de Pulitzer Center on Crisis Reporting dans le cadre du programme Persephone Miel Fellowship.