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Haïti : des déplacements domicile-travail sur la « route de la mort »

Des gangs violents faisant la loi à Port-au-Prince, les habitants des banlieues paient le prix fort pour se rendre au centre-ville.

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To and From Work on Haiti’s ‘Road of Death’

ANNE MYRIAM BOLIVAR, GPJ HAÏTI

Depuis l’assassinat en juillet 2021 du président Jovenel Moïse, des gangs violents contrôlent certains tronçons de la route nationale 2.

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PORT-AU-PRINCE, HAÏTI : Avant l’assassinat en juillet 2021 du président haïtien Jovenel Moïse, Pélége François effectuait sans peine ses déplacements entre son domicile et son lieu de vente de pièces pour automobiles dans le centre-ville de Port-au-Prince.

Du quartier sud de Martissant, il pouvait, empruntant le principal axe routier, prendre un bus le matin et débourser 40 gourdes haïtiennes pour arriver au travail environ 15 minutes plus tard. Aujourd’hui, François est pourtant obligé de payer 1 000 gourdes et peut mettre jusqu’à une heure pour se rendre au travail. Et pour cause : il emprunte un trajet à moto-taxi plus long et plus périlleux.

« La route est tellement poussiéreuse que je dois m’arrêter chez un ami pour me laver avant d’aller au bureau », confie François, en ajustant son sac à dos et montant à l’arrière d’une moto. « Mais le plus important, c’est que je puisse travailler en toute sécurité et que je rentre vivant à la maison ».

L’assassinat du président haïtien s’est traduit par l’instabilité qui a aggravé l’insécurité, les navetteurs n’ayant d’autre choix que de prendre des mesures extrêmes et plus coûteuses pour leur sécurité. Bien souvent, la violence est l’œuvre des gangs armés qui ont exploité la faiblesse du gouvernement et des forces de sécurité dans le pays.

Selon un rapport des Nations unies publié en 2021, environ 95 gangs se disputent le contrôle d’une grande partie de Port-au-Prince, et leurs actes de violence ont touché 1,5 million de personnes. L’Institut pour la Justice et la Démocratie en Haïti, une organisation de défense des droits de l’homme basée aux États-Unis, affirme que plus de 19 000 personnes ont été déplacées à cause de la violence.

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Le kidnapping représente l’une des principales sources de revenus des gangs. Entre janvier et mars, lit-on dans un rapport du Centre d’analyse et de recherche en droits humains (CARDH), on a assisté à au moins 225 kidnappings, soit une augmentation de 58 % par rapport à la même période de 2021.

Les conditions de sécurité se sont détériorées depuis l’assassinat de Moïse, l’insécurité grandissante gangrenant la capitale. À Martissant, des gangs occupent des tronçons de la route nationale 2, un axe routier important qui relie quatre des départements du pays et s’étend de Port-au-Prince à la ville des Cayes. Ils terrorisent les usagers par des fusillades, des meurtres, des viols et des kidnappings contre rançon. L’axe est surnommé « route de la mort » par les habitants de la région.

Selon un rapport publié en février par le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), un groupe basé à Port-au-Prince, 3 294 meurtres ont été enregistrés au cours des quatre dernières années.

« Le niveau croissant d’insécurité résulte de l’incapacité des autorités à assurer la sécurité de la population », s’insurge Pierre Esperance, directeur exécutif du groupe.

Roselore Occéan, une commerçante qui a emprunté la route nationale 2 presque tous les jours pendant plus de 20 ans pour s’approvisionner en marchandises pour son commerce, a vécu elle-même une telle situation de terreur. Un beau jour de décembre, elle se trouve à bord d’un bus public pour rejoindre Port-au-Prince.

« Même si nous étions inquiets, l’atmosphère dans le véhicule était très animée », raconte Occéan. « Nous parlions, plaisantions et riions ».

« Le plus important, c’est que je puisse travailler en toute sécurité et que je rentre vivant à la maison ».

Arrivés à Martissant, ils se sont retrouvés englués dans un embouteillage. Soudain, des coups de feu retentissent quelque part au loin. Le trafic, lui, a maintenu son allure, mais les bandits ont commencé à tirer dans le tas, visant des véhicules. Touchée par une balle, une femme à côté d’elle est morte sur le coup. Occéan, elle, est tombée sur le plancher entre les sièges. La dernière chose dont elle se souvient, c’est le sort de se réveiller dans un lit d’hôpital, blessée par balle au niveau de la hanche droite.

« J’ai tellement de chance d’être en vie », dit-elle. « Depuis ce jour, je conseille aux gens de ne pas passer par Martissant. Il vaut mieux prendre le chemin le plus long pour être en sécurité ».

Stanley Jean Julien, secrétaire général de Chemin Lumière, Unités et Changements sur 65 Formes, une organisation de défense des droits civiques basée en Haïti, affirme être triste quand il regarde ce qu’est devenu Martissant. À l’en croire, Martissant est cette banlieue autrefois paisible où les gens étaient libres de circuler à leur guise.

« Nous devons promouvoir toutes sortes d’initiatives qui peuvent aider les gens à se sentir à nouveau en sécurité », ajoute Jean Julien.

Aucun indice ne porte à croire que la fin de l’insécurité en Haïti est pour demain. Selon Esperance, les forces de police du pays sont trop faibles pour traquer les gangs lourdement armés. La violence n’épargne même pas la police. On enregistre 153 policiers tués depuis 2018. Parmi eux, 54 ont perdu la vie en 2021.

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« La police ne peut pas s’attaquer seule au problème de l’insécurité », affirme Esperance. « Ce dont nous avons besoin, c’est d’un système judiciaire fort et incorruptible, d’un gouvernement solide et d’un État de droit. Nous n’avons besoin d’aucune aide de l’étranger ».

Mais certains, à l’instar de Jean-Mary Ferney, enseignant, affirment qu’il leur est difficile d’imaginer les Haïtiens vaincre les gangs sans assistance extérieure.

« Les gangsters sont mieux armés que la police », affirme Ferney. « Les pays qui prétendent être nos alliés devraient répondre à notre appel à l’aide ».

Mais la présence d’éléments étrangers sur le sol haïtien n’est pas sans controverse. Au cours des trois dernières décennies, les troupes des États-Unis, de la France et des Nations unies ont tenté d’instaurer la stabilité. Malheureusement, leur présence a souvent aggravé la situation. Par exemple, 13 années de présence des troupes de l’ONU ont conduit à des cas signalés d’abus sexuels généralisés et à la propagation d’une épidémie de choléra qui a fait des milliers de morts.

François, vendeur de pièces pour automobiles, affirme ne pas savoir combien de temps il pourra se permettre de payer 2 500 % de plus pour son trajet quotidien. Son revenu dépend du volume de ses ventes. Certains jours, il ne gagne que 1 000 gourdes. Autrement dit, il ne réalise aucun profit.

« Tout ce que nous voulons, c’est de nous sentir à nouveau en sécurité et libres de vaquer à nos occupations comme avant », dit François. « Nous ne sommes plus libres. Nos enfants ont été privés de leur liberté ».

Entretemps, François n’a pas d’autre choix que de continuer à aller travailler pour faire tourner son commerce.

Anne Myriam Bolivar est journaliste à Global Press Journal en poste à Port-au-Prince, en Haïti.


NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION

Traduit par Ndahayo Sylvestre, GPJ.

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