MANICHE, HAÏTI — Abaky Labossière soude un moteur de voiture dans son atelier de Maniche, une commune située à 201 kilomètres (125 miles) de Port-au-Prince. Cela fait 14 ans que le forgeron a laissé la capitale après le tremblement de terre qui a tué plus de 200 000 personnes en Haïti en janvier 2010, et est revenu à sa ville natale. Port-au-Prince avait subi d’importants dégâts et ce père de quatre enfants avait perdu sa maison et son emploi. Abaky, 42 ans, est retourné à Maniche pour recommencer sa vie et a ouvert un atelier où il a commencé à fabriquer des réchauds en fer pour répondre aux besoins locaux. « Cela a été un succès » dit-il, « et j’ai pu rapidement me remettre sur pied. »
Mais en août 2021, une autre catastrophe a frappé à nouveau.
Un autre tremblement de terre a détruit la centrale hydroélectrique de Saut Mathurine, seul fournisseur d’électricité de Maniche. Depuis, Maniche n’a plus d’électricité et la panne d’électricité a contraint les habitants à abandonner les activités nécessitant de l’électricité. D’autres, comme Abaky, ont dû trouver des alternatives.
« Pour continuer à vivre j’ai dû louer une génératrice pour 3000 gourdes par jour et je dois acheter du carburant », dit-il. « Je suis conscient de travailler pour la location de la génératrice et le carburant, mais au moins avec le peu qui me reste, je peux prendre soin de ma famille. »
Le dollar américain reste instable sur le marché haïtien, mais au cours actuel, 1 dollar équivaut à 132 gourdes. Cela signifie qu’Abaky doit payer environ 23 dollars par jour pour louer la génératrice, en plus des coûts du carburant, dont le prix est également instable.
Bien avant le séisme de 2021, Maniche et Camp-Perrin, commune voisine, disposaient à peine de 10 heures d’électricité par jour. Bien qu’insuffisante, l’électricité alimentait les entrepreneurs et la consommation domestique des habitants. Lorsqu’elle était opérationnelle, la centrale hydroélectrique avait souvent des problèmes tels que des pannes de moteur et un manque de carburant pour fonctionner, qui étaient cités comme causes de la faible alimentation électrique. Mais la situation s’est aggravée après que le tremblement de terre ait endommagé la centrale, provoquant une panne totale d’électricité dans les deux communes.
Depuis lors, les rues de Maniche sont toujours jonchées de poteaux et de fils, il y a peu, ou même aucun signes que le courant reviendra prochainement. Depuis plusieurs mois, Haïti est en proie de gangs violents qui ont tué et blessé des centaines de personnes. Selon un rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), 1 544 personnes ont été tuées au cours des trois premiers mois de 2024 et 826 ont été blessées au 22 mars. Avec la démission de l’ancien Premier ministre Ariel Henry, en mars 2024 et sans gouvernement fonctionnel, on ne sait pas quand l’électricité sera rétablie. Même si la commune montagneuse reste relativement calme, les manifestations bloquent régulièrement les routes menant à la grande ville la plus proche, il est donc difficile de rentrer à Maniche et d’en sortir.
Geordany Bellevue, 34 ans, avocat et enseignant à Maniche, doit se rendre chez un ami pour recharger son ordinateur. « Je n’ai pas les moyens pour me procurer un système solaire », dit-il. « Il me faudrait beaucoup de dollars américains. Je recharge mon ordinateur et mon téléphone chez un ami au risque de perdre des appels importants, au moins je ne paie pas. »
Ce n’est pas le cas de Rosie Arius, étudiante au Collège des Universitaires de Maniche qui habite à une heure de temps du centre-ville. « Non seulement je dois marcher près d’une heure, mais je dois aussi avoir de l’argent. Sinon, je ne peux pas recharger mon téléphone », dit-elle. Lorsqu’elle a besoin d’étudier le soir, Arius utilise souvent une lampe “tèt gridap”, une lampe à l’huile en tôle équipée d’une mèche. Pour repasser son uniforme, elle utilise un fer à repasser chauffé au charbon de bois.
« C’est un véritable calvaire sans électricité dans nos maisons » , dit-elle.
Alors que vivre sans électricité est un cauchemar pour la plupart des habitants de Maniche, ceux qui peuvent acheter des systèmes de recharge solaire profitent de la situation pour ouvrir des entreprises – vendant des boissons fraîches et des glaces et rechargeant des appareils électroniques.
« J’arrive à recharger environ 100 téléphones par jour à 50 gourdes, [environs USD 0.38]. Je recharge aussi des ampoules, des backups pour les téléphones, des ordinateurs, même des ventilateurs rechargeables. Chaque appareil a un prix fixe de recharge. Je peux vendre beaucoup de boissons fraiches quand il fait chaud », déclare Jhonny Montumer, un jeune entrepreneur de Maniche. Il recharge parfois gratuitement le téléphone de ses proches ou d’étrangers qui n’ont pas les moyens de payer. Je ne vais pas tout de même pas laisser quelqu’un rentrer chez lui sans recharger son téléphone à cause de 50 gourdes » , dit-il. « Parfois c’est la seule distraction de la personne ou le seul moyen de communiquer avec sa famille. »
Maniche a obtenu l’électricité en 2001, grâce à un raccordement triphasé à la centrale électrique du Saut Mathurine. Une entreprise haïtienne, ELMECEN, s’est coordonnée avec le service public d’électricité d’Haïti, Électricité D’Haïti (EDH), pour construire le réseau de 11 kilomètres (7 milles) de l’usine. La construction a débuté en 1980. À l’époque, la population de Camp-Perrin était d’environ 10 000 foyers et Maniche n’était pas encore raccordée au réseau.
« Les gens étaient sceptiques et n’ont commencé à croire [au projet] qu’avec l’arrivée de la première cargaison de poteaux », se souvient le Sénateur Pierre François, qui s’était rendu à Maniche pour aider à lancer le projet en tant que directeur d’EDH à l’époque.
En décembre 2001, en grande pompe, Maniche a été illuminée pour la première fois.
« Ce jour-là c’était un jour de fête », dit Geordany . « On dansait et riait en voyant pour la première fois la lumière dans nos maisons. »
Les habitants de Maniche et de Camp-Perrin ont tenté en vain de rétablir l’électricité. Geordany, coordinateur de l’Union des Jeunes de Maniche pour le Développement, doute de l’engagement des autorités à résoudre le problème. Il affirme que les responsables n’ont pas encore évalué les fils et poteaux électriques qui sont tombés en panne depuis le tremblement de terre.
Entre-temps, le groupe de jeunes est passé à l’action.
« Mon organisation, UJEMAD, a mené des démarches auprès du PDG de Solo Energie, le maire de Cavaillon Ernst Aris, ce qui a abouti à la donation et installation d’une cinquantaine de lampadaires qui ont été installées dans des points stratégiques du centre-ville », dit Geordany.
Jorice Oremil, coordonateur d’Aksyon pou sove lavi, une association à but non lucratif de Camp-Perrin, n’est pas non plus restée inactive. Plusieurs manifestations ont été organisées pour une seule cause : le rétablissement de l’électricité dans la région.
« Nous avons faits des manifestations, des rencontres avec la communauté et responsables de l’EDH sans changement », dit Oremil.
Roger Diogène, de l’EDH, estime qu’il faut blâmer le manque de responsabilité des hauts fonctionnaires.
Lors d’une visite de la centrale en 2023, un ingénieur en charge des travaux à l’époque avait estimé que ça coûterait environs 12 millions de gourdes [90 517 dollars] pour effectuer les réparations.
Oremil affirme qu’à part quelques travaux de maçonnerie, il ne se passe pas grand-chose d’autre à l’usine. « Une équipe venant de Port au Prince a fait le travail de maçonnerie pour le réaménagement de l’espace, donc on attend d’autres techniciens qui doivent remettre les appareils qui s’étaient déplacés durant le séisme en place. Mais on ne sait pas quand. »
L’insécurité du pays ne facilite pas les choses, ce qui pousse Oremil à changer de tactique.
« Les techniciens ne peuvent pas venir à Camp-Perrin à cause des routes bloquées par des bandes armées », précise-t-il. « Nous avons pris la décision de former un comité avec des gens de la diaspora de Camp-Perrin pour récolter de l’argent pour avancer avec des travaux de la centrale. »
Le temps presse, selon lui. « Nous ne restons pas les bras croisés. Aucun endroit ne peut se développer sans électricité. »
Rose Hurguelle Point du jour est journaliste à Global Press Journal en Haïti.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Soukaina Martin, GPJ.