CAYES-DE-JACMEL, HAITI — Ayant grandi sur la ferme familiale, Marie Anna Jolicoeur garde de bons souvenirs de la façon dont les agriculteurs de son terroir qu’est cette région du sud-est d’Haïti préféraient le travail d’ensemble pour s’entraider les uns les autres.
« Mon père pouvait aller épauler une famille dans notre communauté, et cette même famille devait, à son tour, nous donner un coup de main », se rappelle-t-elle.
Pourtant dans notre communauté agricole, les choses ne sont juste plus telles qu’elles étaient, regrette Jolicoeur, mère seule avec cinq gosses. Elle exploite la ferme familiale dans le quartier Cap Rouge à Cayes-de-Jacmel qui l’a vu grandir. Face aux sécheresses et au manque d’assurance, affirme-t-elle, le travail agricole devient de plus en plus difficile. Comme pour compliquer encore plus les choses, ce travail se fait au moyen d’outils rudimentaires et c’est difficile de trouver de l’aide.
« Pour trouver de l’aide, vous devez entrer en relation avec un homme », confie-t-elle. « Sinon, on n’a qu’à assumer le travail seule ou avec ses enfants ».
Jolicoeur creuse, de ses mains, des trous et y fait pousser du maïs. Elle a recours aux mêmes outils que son père et son grand-père. La houe reste son outil de sarclage, et elle ne peut creuser des trous en l’absence de sa bêche.
« Mon activité agricole est entièrement dépendante de la pluviométrie, et toutes nos récoltes sont perdues quand le ciel devient avare des précipitations », révèle-t-elle.
Il lui est impossible d’accéder à l’assurance pour se couvrir contre les risques de dégâts dus aux catastrophes naturelles comme l’ouragan Matthew qui a frappé l’île en octobre dernier.
« C’est un problème grave. Rien n’est plus triste que d’investir tout ce que vous avez dans un jardin et de vous retrouver sans rien pour survivre après avoir perdu toutes vos cultures au passage d’un cyclone », raconte-t-elle.
Près de la moitié de la population d’Haïti est agricole. Et pourtant, la nourriture est rare.
Selon une évaluation de l’après-ouragan Matthew réalisée par le Programme alimentaire mondial, agence onusienne chargée des opérations d’assistance alimentaire d’urgence, 50 pourcent des ménages haïtiens en zones rurales étaient considérés comme étant en situation d’insécurité alimentaire.
Selon la même évaluation, les agriculteurs risquent plus que les non-agriculteurs d’être exposés à l’insécurité alimentaire, la plus forte proportion d’insécurité alimentaire ayant été observée chez les petits exploitants agricoles.
Le Ministère de l’Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural, ministère chargé de définir la politique agricole et des ressources naturelles, s’emploie activement à mettre en œuvre un plan de redynamisation du secteur d’ici 2025. Entre autres efforts prévus figurent ceux visant à assurer l’accès de petits agriculteurs aux opportunités du marché et à investir dans les technologies de stockage et de contrôle de la qualité.
Dans la foulée de cet effort, le ministère a, en mars, élaboré une « feuille de route » plus spécifique pour relancer ce secteur. La feuille de route présente, entre autres choses, des plans visant la mise en place d’un système d’assurance en faveur des agriculteurs. En juin, la Banque mondiale a approuvé un projet pour un montant total de 35 millions de dollars en vue de la restructuration d’un projet antérieur pour aider les petits producteurs dans les zones touchées par l’ouragan Matthew.
De l’avis des agriculteurs sur place, ces politiques ou services proposés ne présentent aucun impact pour eux.
« Le manque d’appui dans le secteur agricole est la cause principale de la persistance des pénuries alimentaires », explique Seresse Andrice. Cet agriculteur père de sept enfants vit à Cayes-de-Jacmel et exploite trois champs sur différentes plantations, cultivant maïs, manioc et patates douces.
Même avant le tremblement de terre de magnitude 7 qui a fragilisé la population en 2010, le pays importait déjà plus de 50 pourcent de ses produits alimentaires.
Comme Jolicoeur, Andrice fait recours aux outils tels que des machettes, des houes, des bêches et des pelles.
« Nous faisons toujours recours aux outils de production rudimentaires hérités de nos grands-parents », lâche-t-il. « La faible production est la principale cause de la faim sans fin, et nous sommes obligés de consommer du riz importé, de nuit comme de jour ».
Jean Marc Balame, habitant engagé dans l’agriculture au sud-est d’Haïti depuis quatre ans, affirme qu’il reste encore beaucoup à faire pour aider l’agriculture dans les zones rurales d’Haïti.
« Les agriculteurs sont au désespoir et ne se fient plus au travail de la terre. Et pourtant, Haïti est non seulement un pays à prédominance agricole mais aussi la majorité de sa population dépend de l’agriculture comme moyen de subsistance », précise-t-il.
Jolicoeur, Balame et Andrice s’accordent à dire que moins de jeunes s’intéressent à l’agriculture.
« Les jeunes partis dans les villes pour y faire des études ne retournent pas à Cap Rouge pour s’adonner au travail de la terre. Le pays doit revitaliser la productivité agricole, ce qui exige l’amélioration de la production agricole et la transformation des produits agricoles », a conseillé Jolicoeur.
Camille Chalmers est président de la Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif, une coalition d’organisations haïtiennes plaidant pour des politiques agricoles. Il dit que l’agriculture n’est pas encore hissée au rang des priorités politiques ici.
« En termes simples, les producteurs agricoles ne bénéficient d’aucun soutien scientifique ni technique et n’ont pas accès aux services d’assurance pouvant leur permettre de se couvrir contre des pertes », explique-t-il.
Il ajoute que l’agriculture s’avère un secteur important pour la nation mais que sa marginalisation dans la politique haïtienne remonte à la révolution haïtienne quand les esclaves qui avaient travaillé dans les grandes plantations coloniales de sucre et de coton se sont révoltés contre le régime colonial français.
« Les esclaves ont réussi à inverser les tendances de la production basées sur l’esclavage et envahi des plantations, et plus ils envahissaient des plantations, plus une culture contre la plantation prenait racine », dit Chalmers.
Selon Chalmers, les choses ne peuvent changer à moins que les politiciens ne commencent à s’attaquer à l’insécurité alimentaire.
« L’agriculture est le cadet des soucis des acteurs politiques, ce qui est à la base de la faible productivité agricole. Et les Haïtiens continueront d’être happés dans un cycle d’insécurité alimentaire sans fin à moins que les décideurs ne rectifient le tir en faveur de l’agriculture ».
Adapté à partir de sa version originale en français par Ndayaho Sylvestre, GPJ.