Jadis respectée et redoutée, la mort peu à peu perd son sens traditionnel chez les Nande dans le territoire de Lubero
(KIRUMBA), RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : Le 7 août 2022, Kahindo Kasayi, 47 ans, a brusquement perdu son fils de 23 ans. Aussi insoutenable que fût l’inhumation de son jeune garçon pourtant en excellente santé, c’est davantage ses obsèques « indignes » ainsi que l’écart grossier d’avec ce qu’elle sait des traditions africaines qui lui donnent encore des frissons dans le dos.
Le jour des funérailles, alors que la famille de Prince Muhindo Muhasa lui faisait ses adieux, plusieurs personnes, au rang desquelles les collègues coiffeurs de Muhasa, ont porté en main la dépouille vers le cimetière, plutôt que d’utiliser un corbillard. Certains proches du défunt prenaient des selfies tandis que d’autres rigolaient allégrement. Ils psalmodiaient des chants évoquant le départ si rapide du jeune Muhasa, mais sans que l’on pût observer le moindre signe extérieur de tristesse. . Le pasteur même fut incapable de dire une prière avant l’inhumation, car constamment interrompu par le vacarme et les mélodies obscènes. Pour finir, ce fut une anarchie totale, menée par une foule de personnes, notamment des amis et proches dont la plupart étaient sous l’emprise des drogues ou de l’alcool. Sous prétexte de décorer la tombe, des gens y ont balancé des nœuds de paille tressée, de bananes et de peaux de bananes, ainsi qu’un flacon de boisson alcoolisée.
« Depuis que je suis née, je n’ai jamais vu un mort aussi mal enseveli que mon fils, » dit Kasayi. Le spectacle auquel elle a assisté ce jour-là était simplement « du jamais vu » dans sa culture.
La tribu Nande dont fait partie Kasayi a toujours tenu les morts en haute estime, le deuil et les cérémonies funéraires revêtant chez eux un sens particulier. Toutefois, pour Justin Kasereka Lwatswa, sociologue basé à Kirumba, divers facteurs, notamment la mondialisation et les incessantes guerres civiles, associées à la prolifération sur les réseaux sociaux d’images de morts atroces, ont à ce jour révolutionné le regard des Africains en général, et des Nande en particulier sur la mort. Cette situation en inquiète plus d’un, à l’instar de Kambale Maha Kwiravusa, ex-président de l’association culturelle Kyaghanda Yira, une organisation à but non lucratif pour la tribu. Pour lui, l’afflux des « cultures étrangères » met en péril le « caractère exceptionnel » de l’identité et des coutumes tribales.
« Les gens avaient tellement peur de la mort. Quand une personne mourait, les gens étaient convaincus qu’ils avaient transgressé les commandements de Dieu et que Dieu les punissait », affirme Kitsongo Wambeho, membre de l’association. La psychose de la mort poussait souvent les gens à quitter le village. Il n’existe plus au sein de la population la moindre trace d’une telle crainte, dit-il.
Les Nande, l’une des 250 tribus que compte le pays, mais aussi l’une des plus vastes de l’est de la République démocratique du Congo, vivent pour la plupart dans la province du Nord-Kivu, dans les territoires de Beni et Lubero. Ils croient que l’âme survit après la mort. En fait, à travers le continent africain, nombreuses sont les personnes qui pensent que les morts ne peuvent trouver leur place d’ancêtres plutôt que de fantômes vengeurs que si, comme l’évoque un document daté de 2008 et publié dans The Journal of African History, « leur extinction » est « dûment enregistrée, non seulement par leurs proches, mais également par les groupes sociaux dont ils étaient membres. »
Pour empêcher les défunts de jeter de mauvais sorts, les personnes endeuillées se livrent à un certain nombre de pratiques, comme des danses ou le sacrifice rituel de chèvres et de moutons. Par le passé, les gens faisaient preuve de considération et de compassion vis-à-vis de la mémoire des personnes disparues qu’ils traitaient en outre avec dignité. De nos jours, lors des obsèques, l’on peut voir des personnes endeuillées arborer des t-shirts à l’effigie du mort ou des badges semblables, épinglés à leurs poitrines. Certains chantent des paroles comme « tu t’en es allé(e) trop tôt, tellement tôt que tu n’as même pas pu avoir des relations sexuelles » ; il y en a qui vont même jusqu’à solliciter des ébats amoureux aux funérailles. Il arrive parfois que les personnes endeuillées vandalisent des propriétés publiques tels des ponts, des stands privés et en utilisent le bois pour allumer des feux funéraires.
Ce changement s’est produit de manière progressive. Avec l’insécurité croissante dans la région, davantage de personnes se sont déplacées vers les zones urbaines, loin de la société villageoise extrêmement solidaire, explique le sociologue Lwatswa. Avec le basculement des relations sociales, il est devenu plus facile pour les « gens d’oublier le prochain » et par conséquent, « la considération que l’on portait à la mort ainsi qu’aux personnes disparues s’est peu à peu évanouie », déclare Lwatswa. Au même moment, du fait de la montée en puissance des réseaux sociaux, les images et vidéos (par exemple de groupes armés abattant froidement des vies) étaient plus fréquemment publiées, dit-il. Tous ces facteurs ont, semble-t-il, « familiarisé les populations avec la mort. »
De l’avis de Lwatswa, c’est sensiblement vers 1997 que la société s’est mise à perdre les « bonnes habitudes traditionnelles africaines » vis-à-vis des funérailles, alors que les effets de l’urbanisation commençaient à se faire sentir ici. Toutefois, l’essor du christianisme dans la région constitue également un facteur de changement. Selon le manuel « Le Munande (Yira) et ses Traditions » publié en 1998 par Kakiranyi Kule Léonard, ces pratiques ont progressivement disparu au fur et à mesure que le christianisme gagnait du terrain. Certains anciens rites funéraires étaient désormais perçus comme sataniques ou erronés. Convaincues, explique-t-il, de nombreuses personnes ont choisi de suivre la voie chrétienne au détriment de leur culture.
Quelle qu’en soit la raison, de nos jours, certains redoutent que les obsèques se trouvent assujetties aux lois et ordonnances. « Si cela continue, dans les prochains jours, nous irons sur les lieux d’enterrement avec la police », confie Musafiri Kasereka Makombo, 42 ans, et Chef de quartier Kikimba à Kirumba.
« Les Nande sont un peuple ordonné qui respecte depuis longtemps les morts. Notre coutume c’est notre originalité. Ne soyons pas emportés par des cultures étrangères. Faisons un retour au passé », déclare Kwiravusa, de l’association culturelle Kyaghanda Yira.
Afin de contribuer au contrôle de la situation, une organisation de la société civile, le conseil communal des jeunes de la commune de Kirumba, tient régulièrement des séances de sensibilisation. À propos de leur travail auprès des jeunes, Jacques Kambale Kibasubwamo, porte-parole de l’organisation, déclare : « Désormais, nous les regroupons ici ou nous allons les chercher dans différentes associations de jeunes »
Certains jeunes portent un regard différent sur les chants et danses lors des funérailles. Rubin Kasereka, 28 ans, qui durant des obsèques a dansé en état d’ébriété, déclare : « Si des jeunes se droguent lorsque la mort frappe c’est pour éliminer la tristesse de la mort. Chacun a sa façon de pleurer. »
Mais pour la famille du défunt, des funérailles indignes comme dernier souvenir de leur être aimé sont simplement accablantes. Kasayi, la mère de Muhasa, confie qu’elle n’oubliera certes jamais son fils, mais « ce qui me fait plus mal maintenant n’est plus le fait qu’il est mort, mais qu’il a été mal enterré. »
Merveille Kavira Luneghe est journaliste à Global Press Journal. Elle vit à Kirumba, en République démocratique du Congo.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Kouethel Tekam Néhémie Rufus, GPJ.