KIRUMBA, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO :C’est dans la commune de Kirumba à l’est de la RD Congo, et le bar est bourré de jeunes. En pleine ambiance tumultueuse, on commande boissons et plats. À table, leurs conversations bougent d’un sujet à l’autre : insécurité dans la région, chômage et autres problèmes de la vie quotidienne.
Ces jeunes appartiennent tous à la tribu nande, mais parmi eux, rares sont ceux qui parlent le kinande, leur langue maternelle. Àla place de cette dernière, ces jeunes font de leur choix le recours au kiswahili qu’ils assaisonnent avec un peu de français et de lingala, tous parlés en RD Congo. Quiconque ose parler en kinande se voit affubler d’un sobriquet moqueur de « villageois ».
À l’instar d’autres jeunes de toute la RD Congo, ces jeunes sont face à un dilemme non moins difficile :faire honneur à leur héritage en parlant leur langue tribale ou utiliser des langues plus usuelles pour embrasser ce qu’ils appellent un monde complexe qui les exige de se forger davantage d’estime de soi.
Les Nande sont l’une des 250 tribus que compte le pays, et l’une des tribus les plus nombreuses de l’est de la RD Congo. La plupart des Nande vivent dans la province du Nord-Kivu, dans les territoires de Beni et de Lubero, une immense région verdoyante connue pour ses tensions sociales et pour la persistance de sa violence aux relents politiques.
Pendant des décennies, presque tout le monde au Nord-Kivu pouvait parler le kinande à la maison, lors des rassemblements communautaires et des réunions publiques. Par tradition, les Nande ont transmis leur culture essentiellement par la langue : proverbes, contes et devinettes.
Ces derniers temps, tout cela a changé.
Dans le territoire de Lubero, les écoles ont cessé d’enseigner le kinande il y a environ 20 ans, explique Kambere Kiripi, préfet des études de l’école secondaire Kilalo de Kirumba. Aujourd’hui, les enfants peuvent apprendre le français, l’anglais, le latin et le kiswahili selon le niveau d’année d’études et la matière enseignée.
« Cela amènera à la disparition de notre langue maternelle et son originalité »,prévient Kiripi.
Et en l’absence de compétences dans leur langue maternelle, les enfants nande « sont en voie de perdre leur identité culturelle et l’histoire de leur tribu », s’alarme Kitsongo Wambeho King, président de l’association culturelle Kyaghanda Yira qui s’occupe de la culture dans le territoire de Lubero.
Les Nande ne sont pas les seuls. Il s’agit d’un défi mondial à de profondes répercussions, lit-on dans un rapport de l’Unesco publié en 2016. Partout dans le monde, « un grand nombre d’enfants reçoivent un enseignement et passent des tests dans une langue qu’ils ne parlent pas à la maison, ce qui gêne leurs premières acquisitions en lecture et en écriture ».
L’année dernière, un rapporteur spécial des Nations unies sur les questions relatives aux minorités a précisé que le fait de ne pas utiliser la langue maternelle des élèves comme langue d’enseignement constitue un problème de droits humains. Selon l’ONU, environ 6 000 langues se parlent dans le monde.
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CLIQUEZ POUR LIRE L'ArticleDans son rapport, Fernand de Varennes, rapporteur spécial, a déclaré que les enfants privés d’un enseignement dans leur langue maternelle risquent d’avoir de moins bons résultats scolaires, « et finissent par occuper les emplois les moins rémunérés et ont les taux de chômage les plus élevés ».
« Les enfants issus de milieux autochtones ou minoritaires auront de meilleurs résultats scolaires et resteront plus longtemps à l’école lorsqu’on leur enseignera dans une langue qu’ils connaissent le mieux– généralement la leur », ajoute de Varennes.
Kambale Wasamuviri, enseignant à l’Institut supérieur pédagogique de Kirumba (ISP Kirumba), spécialisé dans des langues africaines et étrangères, affirme que 90 % de ses élèves ne peuvent pas parler le kinande. Et ceux qui le font ne peuvent généralement lire ou écrire que quelques mots.
Mwamba Kabuyaya, 18 ans, affirme ne pas avoir appris à lire des livres ou des poèmes en kinande, sa langue maternelle. Kabuyaya, élève de huitième année, avoue ne pas connaître les proverbes autrefois populaires qui exhortent les enfants à obéir à leurs parents ou celui qui incite à travailler dur. Il dit : « Bien sûr, le kinande est ma langue maternelle. Cependant, comme le monde change, en tant que jeune, parler le kinande est une classe inférieure. »
De taille svelte et arborant un sourire toujours présent, Kabuyaya a abandonné le Kinande il y a deux ans après avoir visité Rutshuru, un territoire situé à environ 75 kilomètres de Kirumba. À Rutshuru, les Nande sont minoritaires et le kiswahili y est la seule langue qui se parle. Pendant les deux semaines passées à Rutshuru, il s’est retrouvé dans un monde où le kinande ne semblait pas avoir sa place, se désole-t-il. Et il n’est jamais revenu.
« Bien sûr, le kinande est ma langue maternelle », affirme-t-il, « néanmoins, comme le monde évolue, [et]en tant que jeune, je prends un jeune qui parle kinande comme appartenant à une basse classe ».
Louange Kanyere Halisi, élève de deuxième année à l’école secondaire Kilalo, ne parle le kinande qu’avec ses parents. Le reste du temps, elle parle le kiswahili.
« Quand je parle le kinande, les autres jeunes disent que je ne suis pas modernisée », s’insurge Halisi, 20 ans. « Même mes collègues non-nande disent que je suis tribale ».
Les parents se retrouvent obligés d’être les principaux porteurs de flambeau du kinande. Jorime Makuta, 45 ans, a essayé d’enseigner la langue à ses six enfants, mais elle a dû renoncer. Et pour cause, plus ils étudiaient et jouaient avec des enfants qui parlaient le kiswahili, plus ils tournaient le dos à leur langue maternelle. Et plus elle parlait le kinande, moins ils pouvaient comprendre.
Aujourd’hui, la langue par défaut à la maison reste le kiswahili.
« Tous mes enfants parlent kiswahili. Quand je leur parle en kinande, ils disent n’avoir pas compris. Je me trouve ainsi dans l’obligation de leur parler en kiswahili. Petit à petit, il y a rique de perdre certaines valeurs culturelles », regrette Makuta.
Merveille Kavira Luneghe est journaliste à Global Press Journal. Elle vit à Kirumba, en République démocratique du Congo. Merveille est spécialiste des reportages sur les migrations et les droits de la personne.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Ndahayo Sylvestre, GPJ.