KIRUMBA, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : Dans l’est de la RDC, le message porté par la musique est en train de devenir autre.
Muyisa Nzanzu Makasi – un rappeur de 29 ans qui préfère se produire torse nu, avec des chaînes partout sur sa poitrine – a grandi dans la ville de Butembo dans l’est de la province du Nord-Kivu. Il y a 10 ans, son père se faisait tuer par des groupes armés – un malheur qui a bouleversé sa vie et qui nourrit sa musique aujourd’hui. « Je ne chante pas pour venger le sang de mon père », rassure Makasi. « Seulement, je ne comprends pas pourquoi d’autres gens continuent de mourir – qu’est-ce que nous avons fait ? ».
L’escalade de la violence ne faiblissant toujours pas dans l’est de la RDC ces dernières années, la musique locale a pris une allure ostensiblement politique, étant l’œuvre de jeunes musiciens tels que Makasi qui, nés et élevés dans une région en proie à des conflits incessants, demandent au gouvernement congolais de rétablir la paix, aux groupes armés de déposer les armes et aux civils de se garder de s’associer aux insurgés. Ce choix de se tourner vers la politique n’est pas sans risques : en décembre 2021, par exemple, Makasi a été condamné à deux ans de prison pour outrage présumé à l’encontre du chef de l’État dans une chanson intitulée « Pas de président ».
« Dans cette chanson, je démontre qu’il n’y a pas de président en RDC », explique-t-il. « Des gens sont tués et enlevés ; leurs maisons et véhicules incendiés, jour et nuit. Bref, nous vivons un calvaire. S’il était vraiment là, pareilles choses ne s’y produiraient ».
Mis sous les verrous pendant 10 mois, Makasi a fini par être acquitté en appel en mai par un tribunal militaire. Par contre, son collègue musicien Delphin Katembo, qui se produit sous l’alias Idengo, reste aujourd’hui en prison, purgeant une peine de cinq ans. Et pour cause : prétendument pour outrage à l’encontre du chef de l’État et pour démoralisation de l’armée.
« Il ne faisait que dire la vérité », s’insurge Makasi.
Contacté, le porte-parole régional des Forces armées de la République démocratique du Congo n’a pas souhaité donner suite à nos questions.
Dans cette région, la diffusion des mélodies passe par des stations de radio locales et des publiphones qui font office de cabines d’écoute privées et offrent la possibilité d’exporter de la musique vers un téléphone portable. Début novembre 2021, à en croire Amnesty International, une organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme basée au Royaume-Uni, la Commission nationale de censure, organe qui régule le contenu destiné au grand public en RDC, a interdit la diffusion de sept chansons critiques à l’égard du gouvernement. [Le lendemain, suite au déchaînement de l’indignation du public, elle a fait marche arrière, levant la mesure d’interdiction de l’une de ces chansons, « Nini To Sali Te » (Que n’avons-nous pas fait, en lingala »)].
Mettant en cause cette interdiction, Amnesty International a demandé au gouvernement d’abroger un décret de 1996 sur la régulation du contenu et en vertu duquel l’État contrôle toute chanson avant sa sortie ou son interprétation et inflige des peines pouvant aller jusqu’à 500 dollars par chanson, et ce, aux dépens des artistes. La commission n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Samuel Muhindo Ngoyamwaka, 25 ans, ne désarme pas. Artiste de reggae vivant dans la commune de Kirumba et se produisant sous l’alias Ngoyam’S, il se voit comme la voix des sans voix. Récemment, il a produit une chanson intitulée « Amani Twatamani » (« Nous désirons la paix »), dans laquelle il déplore l’insécurité sans cesse croissante dans son pays.
« Je dis aux autorités : « Trop, c’est trop », s’insurge-t-il.
Les autorités congolaises ne sont pas les seules à en prendre ombrage. Amos Mumbere Muembwa, 34 ans, musicien originaire du territoire de Walikale, a récemment déménagé à Kirumba en raison de menaces de la part de groupes armés.
« En 2021, j’ai été arrêté par un groupe armé après avoir chanté au sujet de deux groupes armés qui se battent toujours dans le territoire de Walikale », confie-t-il. « Vous, mes jeunes frères, votre place est à l’école, pas dans des groupes armés », chante-t-il. « Construisons ensemble notre territoire ».
« Je leur démontrais qu’ils sont les mêmes et qu’ils devaient cesser les hostilités », fait-il savoir. « Depuis ce temps, je reçois des menaces de mort à cause desquelles ma liberté de chanter est déjà restreinte ».
Certains musiciens ont fait part de leur surprise face à la réaction démesurée des autorités et des groupes armés. « Tout ce que je demande dans mes chansons, c’est qu’on arrête d’agresser notre pays, que nous ayons la paix », déclare Ringo Kasereka Musondibwa, 32 ans, à la tête d’un groupe de rumba populaire dans le territoire de Lubero. « Sur ce, le gouvernement a sa part de responsabilité, et la population aussi. C’est ce que j’essaie de dire en chantant ».
Ces chansons ont suscité des réactions en grande partie positives. « Ces musiciens sont maintenant nos porte-parole », déclare Kahumba Taheruka, habitant habitante de Kirumba âgé âgée de 41 ans. « Qu’on cesse de les menacer. Ils chantent à tue-tête ce que nous disons à voix basse ».
Kasereka Muhingi, musicien et directeur du Centre musical de la Communauté baptiste au centre de l’Afrique, un centre musical affilié à l’église, partage ce sentiment tout en lançant une mise en garde. « La musique est capable de transformer toute la vie de l’homme. Au fur et à mesure que les choses sont répétées dans une chanson, les gens commencent à se les approprier et finalement ils peuvent agir », dit-il, en appelant toutefois à un langage moins incendiaire. « Certains musiciens exagèrent dans des idées et dans le langage. Ils doivent être modérés et adopter un langage poli ».
Benjamin Kasereka Mulavi, bourgmestre adjoint de la commune de Kirumba, reconnaît l’importance de la musique politique. « Ces musiciens sont comme des groupes de pression qui nous réveillent », déclare-t-il. « Ils nous interpellent afin que nous fassions ce que nous devons faire, c’est-à-dire protéger la population et ses biens. Ils doivent cependant éviter des chansons profanes ». Un exemple de paroles que l’État pourrait trouver menaçantes, selon Muhingi, est la déclaration qualifiant les autorités de « voyous ».
Makasi vit aujourd’hui en Ouganda, de l’autre côté de la frontière, où il travaille comme chauffeur de taxi. Malgré son calvaire en prison – où il dit avoir été mis à l’isolement pendant plus de 20 jours, puis torturé par les autorités et d’autres prisonniers, qui l’ont forcé à nettoyer des toilettes à mains nues – il continue à faire de la musique, se contentant d’instruments limités et d’un chœur composé de personnes de tous âges, au nombre desquelles des enfants et des personnes âgées.
« Ma mère et les autres me disent d’abandonner », révèle-t-il. « Mais je continuerai aussi longtemps que la situation ne changera pas, même si cela peut me coûter la vie ». Selon lui, chanter pour la paix est l’œuvre de sa vie : « Je transmets des messages pour appeler le gouvernement à s’engager dans l’éradication de l’insécurité, mais aussi j’éveille la population à ce qui se passe », dit-il. « Car c’est aussi le peuple qui se libère ».
Merveille Kavira Luneghe est journaliste à Global Press Journal. Elle vit à Kirumba, en République démocratique du Congo.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Ndahayo Sylvestre, GPJ.