NORD-KIVU, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : Rachel Kyakimwa était autrefois vendeuse de boissons alcoolisées non loin des carrières qui se trouvent dans le village d’Uninga, dans l’est de la RD Congo. Après le pillage de ses biens en décembre dernier lors d’affrontements entre groupes armés, elle a fui avec sa famille pour jouir d’une sécurité relative offerte par le village de Kirumba. À pied, elle a dû faire un trajet d’une durée de 14 jours à travers une forêt dense. Aujourd’hui, elle dépend de la vente de charbon de bois pour assurer sa subsistance.
Etienne Habarugira, agriculteur âgé de 51 ans, et sa famille ont grossi les rangs de ceux qui ont fui plus tôt, et ce, en novembre. « Nous avons dû fuir après une nuit agitée où des coups de feu et des cris ont causé la panique dans notre village », déplore-t-il.
À l’est de la RD Congo, on est de plus en plus habitué à des scènes de déplacement où se mêlent de petits enfants accrochés aux dos de leurs parents, des chèvres tirées par des cordes et des gens portant des bagages.
En apparence, c’est ce genre de chaos que le président congolais Félix Antoine Tshisekedi cherchait à éviter en proclamant la loi martiale dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri le 6 mai 2021. Depuis des décennies, l’est de la RD Congo est en proie au conflit qui implique aujourd’hui jusqu’à 130 groupes armés [VOIR CHRONOLOGIE], qui s’affrontent pour un ensemble complexe de raisons, au nombre desquelles le contrôle des terres et des ressources naturelles, selon le Baromètre Kivu Security Tracker, une initiative de cartographie de la violence mise en place par Human Rights Watch, une organisation non gouvernementale internationale, et l’Université de New York.
Initialement édictées pour 30 jours, les ordonnances portant mesures d’application de la loi martiale ont depuis été reconduites par le Parlement à 18 reprises. Pourtant, l’insécurité ne faiblit pas et s’est, à certains égards, même aggravée et les groupes armés que la loi martiale visait à affaiblir restent actifs dans la région.
Katembo Itehero Obed, secrétaire du Bureau des personnes déplacées de Kirumba, une organisation non gouvernementale qui facilite l’aide humanitaire, affirme que l’état d’urgence a produit « l’effet inverse de celui recherché ».
« Nous avons enregistré 4 055 personnes déplacées de Walikale, Beni, Ndwali et Lubero-Sud », révèle Itehero, faisant référence à la période entre le 26 mai et le 17 décembre 2021. Ce taux de déplacement reste beaucoup plus élevé que jamais auparavant, ajoute-t-il.
Kahambu Vumilia, 48 ans, a fui sa maison à Lobili, un village minier près d’Uninga, et, aujourd’hui, elle n’a d’autre choix que de vivre dans une famille d’accueil à Kirumba. « Nous avons entendu parler de l’état de siège, mais nous n’avons pas vu ses résultats, car rien n’a changé depuis », se désole-t-elle.
Selon les données recueillies par le Baromètre Kivu Security Tracker, au moins 723 civils ont été tués par des acteurs armés au Nord-Kivu et en Ituri entre le 6 mai et le 16 septembre 2021, et les gens continuent de fuir leurs maisons. Des rapports font état d’enlèvements et de véhicules civils incendiés. L’aggravation de l’insécurité pourrait, aux dires de certains observateurs, être une réaction à l’instauration de l’état d’urgence, les groupes armés mettant les bouchées doubles pour torpiller les initiatives du gouvernement.
Itehero n’est pas le seul à ne pas cacher son scepticisme quant à l’utilité de la loi martiale. « L’armée congolaise mène une guerre non conventionnelle », confie Muhindo Mughanda, professeur de géostratégie à l’Université de Goma, chef-lieu du Nord-Kivu. C’est, ajoute-t-il, « une guerre irrégulière avec des rebelles déguisés en civils, qui attendent le moment opportun pour déstabiliser l’armée ». Il compare cette situation à celle des insurrections en Somalie et en Afghanistan, où les autorités ont du mal à faire une distinction entre les membres des groupes armés et les civils non armés.
Dans la région de Djugu en Ituri, par exemple, les membres du groupe armé Codeco — qui aurait été impliqué dans au moins 182 incidents violents entre avril et novembre 2021 — vivent côte à côte avec des civils. Souvent, il s’agit de leurs fils, maris, frères et cousins. « Dans une telle situation, il est nécessaire pour l’armée au pouvoir de gagner la confiance de la population afin de démanteler les réseaux des groupes armés », explique Mughanda.
Le colonel Donat Mandonga, administrateur militaire du territoire de Lubero, se fait l’écho de la nécessité de voir l’implication de la population locale. « Il est important pour le gouvernement militaire que la population soutienne la loi martiale », conseille-t-il. « Sinon, il n’y aura pas de résultats souhaités ».
Néanmoins, vu le bilan qui, jusqu’à présent, est jugé en demi-teinte, la loi martiale reste de plus en plus sujette à des critiques. Le 7 octobre 2021, des membres du mouvement des Jeunes patriotes pour le changement dirigé par des jeunes qui militent pour la stabilité à Butembo, une ville du Nord-Kivu, ont lancé une pétition contre l’état d’urgence. Le 1er novembre, les députés nationaux de l’Ituri et du Nord-Kivu ont quitté la séance plénière de prorogation de la loi martiale pour la 11ème fois, déclarant que leurs provinces étaient devenues plus dangereuses pendant l’état d’urgence.
Les forces armées congolaises (FARDC) ont, depuis le 30 novembre 2021, lancé des opérations militaires dans la région de Beni, au Nord-Kivu, en collaboration avec l’armée ougandaise. Plusieurs mois après, les groupes armés visés par ces opérations continuent pourtant de tuer des civils.
D’autres soupçonnent des raisons plus infâmes derrière l’état de siège, déclare Onesphore Sematumba, analyste régional à l’International Crisis Group (ICG), un think-tank transnational dont le siège est à Bruxelles, en Belgique. « Au lieu de rétablir la paix au Nord-Kivu et en Ituri, la nouvelle prolongation de la loi martiale pourrait avoir un impact sur les élections présidentielles prévues en 2023 », dit-il, « dans la mesure où un pays qui connaît l’insécurité n’est pas en mesure d’organiser des élections, et que le gouvernement n’aura d’autre choix que de les reporter ».
Selon le lieutenant-colonel Guillaume Njike Kaiko, l’état d’urgence a été décrété en tant que solution de dernier recours. « Nous avons essayé tout ce qui était possible avant d’établir que la situation n’allait pas s’améliorer sans donner à l’armée de la RDC des pouvoirs par la déclaration de l’état d’urgence », explique Njike. Cette mesure a déjà contribué à l’amélioration de la situation.
« Les groupes armés étaient auparavant actifs dans certaines zones comme les territoires de Masisi et de Walikale », souligne-t-il. « L’armée congolaise a libéré les populations locales, qui ont accueilli favorablement les initiatives militaires dans la région ». Si les forces militaires parviennent à s’emparer d’une base d’un groupe armé, ajoute-t-il, elles resteront dans la zone pour empêcher le groupe bouté hors de cette base de se réorganiser.
Des analystes, à l’instar de Sematumba, sont d’avis que la loi martiale servira au mieux de mesure palliative, à moins que les autorités ne s’attaquent aux causes profondes du conflit. « Le gouvernement ne parvient pas à assurer la sécurité et la stabilité économique du pays », fait-il savoir. « En conséquence, les civils se mobilisent souvent et prennent les armes pour protéger leurs communautés locales et sont susceptibles de saper l’autorité centrale et d’élargir le conflit en ciblant les rivaux ethniques, ce qui peut constituer une menace pour la stabilité à plus long terme ».
Habarugira et sa famille sont retournés chez eux après une annonce par l’armée congolaise d’avoir repris le contrôle. Mais sa communauté continue de nourrir des craintes : ils doutent de la capacité de l’armée à les protéger, notamment en raison de sa réputation de corruption qui, comme l’a reconnu le président Tshisekedi, demeure un obstacle majeur à la paix.
« Nous pensons qu’à tout moment, les rebelles peuvent s’infiltrer dans nos villages », s’inquiète Habarugira. « Dans tous les cas, nous ne nous sentons pas en sécurité ».
Cet article a été mis à jour pour tenir compte de la situation géographique exacte du village de Kirumba qui est mentionné sur la carte. Global Press Journal présente ses regrets pour cette erreur.
Noella Nyirabihogo est journaliste à Global Press Journal en poste à Goma, en République démocratique du Congo.
Merveille Kavira Lungehe est journaliste à Global Press Journal. Elle vit à Kirumba, en République démocratique du Congo.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Ndahayo Sylvestre, GPJ.