Democratic Republic of Congo

À la rencontre d’une pionnière de la conduite de mototaxi à Kasingiri

En tant que première femme de son village à exercer cette profession, Esther Katungu Kisumba brave au quotidien le danger et le sexisme.

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Meet the Woman Driving Change in DRC’s Moto-Taxi Scene

Merveille Kavira Luneghe, GPJ

En compagnie d’autres conducteurs de mototaxis à Kasingiri dans le territoire de Lubero en RDC, Esther Katungu Kisumba attend la clientèle.

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LUBERO, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : De nombreuses personnes ont mis en garde Esther Katungu Kisumba contre la conduite d’une moto. Certains lui ont dit qu’une telle activité pourrait affecter ses facultés procréatrices. D’autres lui ont balancé qu’elle n’avait carrément pas sa place dans ce secteur. Après tout, c’est un métier réservé aux hommes ! Beaucoup par conséquent, doutant de ses compétences, ont rejeté les services de transport qu’elle offre.

Parfois, lorsque des enfants la voient rouler à moto à Kasingiri, un village au nord de Kirumba et dans la partie méridionale du territoire de Lubero, ils s’arrêtent et la suivent du regard. Des adultes également de toute façon. Au parc de stationnement des motos où ses collègues (tous des hommes) et elle discutent en attendant des clients, Kisumba ne passe pas inaperçue.

Bien que les engins à deux roues constituent un moyen de transport courant dans la plupart des zones rurales de la RDC, il est extrêmement rare de voir des femmes conduire des mototaxis. Il est tout aussi étrange de voir une femme aller à vélo. Mais Kisumba défie toutes ces attentes.

C’est en janvier 2022 qu’au terme d’une formation auprès d’un autre conducteur, cette jeune fille de 22 ans a commencé à travailler comme conductrice de mototaxi. « Dès mon enfance, je rêvais d’être conductrice des engins roulants. J’ai d’abord appris à conduire une trottinette, puis un vélo, » dit-elle.

Les défis auxquels elle se trouve confrontée illustrent à merveille la manière dont la répartition traditionnelle des rôles entre sexes tient encore une place prééminente dans de nombreuses parties de la RDC, et continue de retarder la participation des femmes à l’économie nationale, nonobstant les efforts de différents acteurs et actrices pour inverser la tendance.

En RDC, les femmes traînent encore derrière les hommes dans de nombreuses statistiques. Bien qu’elles représentent jusqu’à 50 % de la population nationale, selon les données de la Banque mondiale en 2021, elles sont sous-représentées en politique. Si l’on s’en tient par ailleurs aux données de l’Union interparlementaire, une organisation mondiale des parlements des États souverains à travers le monde, seulement 12,8 % de l’Assemblée nationale et 23,85 % du sénat étaient constitués de femmes en 2019.

Alors que 48,5 % de la main d’œuvre est constituée de femmes, elles sont surtout cantonnées aux travaux agricoles, au secteur informel et à l’auto-emploi. Selon la Banque mondiale, seulement 10,5 % des femmes en RDC occupent des emplois salariés.

Toutefois, Marie Kahindo Sivasingana, modératrice chez Umoja wa Wanawake Wakulima wa Kivu Kaskazini (Union des femmes paysannes du Nord-Kivu), une association à but non lucratif qui se consacre aux droits de la femme, considère néanmoins tout cela comme des rôles cruciaux qui apportent une contribution de taille à l’économie. Même dans leurs responsabilités au sein du foyer, poursuit-elle, les femmes servent déjà merveilleusement leurs maisonnées et, par extension, la communauté.

« La femme est la source de toute vie. Elle donne naissance. Telle est sa première contribution à l’économie, » dit-elle. « Une nation sans population ne saurait se développer. »

Par le passé, les organisations de la société civile, le gouvernement et les acteurs internationaux ont fourni des efforts pour régler les problèmes de disparités de genre en RDC. Par exemple, l’amendement en 2016 du Droit de la famille de 1987 garantit que les femmes mariées n’ont plus besoin d’obtenir de leurs conjoints une permission pour s’engager dans un contrat juridiquement valable. La loi était basée sur la législation coloniale belge et le droit coutumier congolais. Avant sa révision, elle interdisait aux femmes mariées d’intégrer les affaires, de contracter un crédit et d’ouvrir un compte bancaire sans l’accord préalable du mari.

Afin de stimuler la participation des femmes à la vie économique, sociale et politique, le gouvernement a pareillement promulgué en 2015 une loi sur la parité. Parmi ses mandats, l’on note une plus grande représentation publique des femmes et l’accès au crédit. En fait, selon la Banque mondiale, la RDC fait partie des rares pays de l’Afrique subsaharienne (il y en a moins de 20 %) dont les lois laissent place à un accès égal au crédit.

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Merveille Kavira Luneghe, GPJ

Esther Katungu Kisumba transporte des clients à Kasingiri, dans le territoire de Lubero en RDC.

Les réformes ont abouti à d’importantes améliorations. En 1971, Women, Business and the Law, un projet de la Banque mondiale qui classe les pays en fonction des « lois et règlements touchant les perspectives des femmes en tant qu’entrepreneuses et employées », indiquait pour la RDC un score de 23,1 sur 100. En 2022, ce score est passé à 78,8.

Gisèle Ndaya, ministre du Genre, famille et enfant en RDC, n’a pas donné suite aux multiples demandes de renseignements sur l’action du gouvernement dans l’optique d’améliorer la participation des femmes à la vie économique.

En dépit des progrès, les normes liées au genre sont profondément enracinées dans le tissu social du pays, estime Kisumba. Lorsqu’elle s’est lancée comme conductrice de mototaxi, les clients hésitaient. Ils avaient du mal à imaginer qu’une femme puisse exercer adéquatement ce genre de métier. Aujourd’hui encore, elle rencontre de telles personnes, et cela l’affecte que des femmes en fassent partie. « Elles pensent que certains travaux conviennent mieux aux hommes, et d’autres aux femmes. Les gens doivent changer de mentalité. »

Au nombre de ceux-ci, figure Odela Kahambu Kihundu, pour qui la conduite des camions et des motos fait partie des activités réservées à la gent masculine. « Les hommes construisent des maisons, les femmes préparent le repas », dit-elle.

Kisumba est résolue à changer cette mentalité en formant d’autres femmes. Pour l’instant, elle a deux apprenantes. « Elles sont directement venues vers moi et elles commencent déjà à s’adapter à leur nouvelle vie, » dit-elle.

Kisumba est membre de l’Association des Taximen Motos et Voitures, une association des personnes conduisant des motos et des taxis. Elle y a été accueillie les bras ouverts.

« Elle est l’unique femme que nous avons dans notre association, et nous l’encourageons autant que possible. Pour l’intégrer dans le métier, nous lui avons offert gratuitement la carte de membre et un gilet, les deux ayant une valeur de 32 000 francs congolais (environ 16 $) », dit Rochereau Kambale Sikulimolo, président de l’association.

Bien que les normes liées aux sexes contribuent de manière significative à la faible participation des femmes à la vie économique du pays, il y a d’autres raisons, affirme Sikulimolo. Les femmes doivent également faire face à l’insécurité, ce qui restreint leurs possibilités. Bien qu’il s’agisse d’un problème touchant tout le monde, dit-il, les femmes sont encore plus vulnérables.

À l’est de la RDC, la violence, surtout les sévices sexuels contre les femmes, est courante. Selon les données des Nations unies, au cours des 12 premières années du conflit qui a secoué la région durant plus de deux décennies, environ 200 000 femmes ont été victimes d’agressions sexuelles à l’est de la RDC uniquement.

C’est un risque que court Kisumba au quotidien. Ses parents sont agriculteurs et passent la majeure partie de leur temps dans les champs, loin de Kasingiri. Pendant leur absence, elle devient le soutien de la famille. De ce fait, elle travaille sans relâche.

« Nous dépendons énormément du métier de notre sœur, » confie Moïse Muhindo, le plus jeune de ses deux frères.

Kisumba n’a pas encore acheté sa propre moto. Elle en loue une chez une femme de son village, à qui elle verse 40 000 francs (environ 20 $) sur les 70 000 (environ 34 $) qu’elle gagne en une semaine. Mais Kisumba réalise des économies pour s’acheter une moto personnelle.

Elle porte l’espoir des femmes au moment où les populations locales changent peu à peu leurs mentalités. En l’observant travailler, elles n’ont pas d’autres choix que d’admettre qu’elle est autant qualifiée pour ce métier que les hommes.

Justin Kasereka Lwatswa, sociologue de Kirumba, se félicite des progrès réalisés en RDC. Mais des améliorations peuvent toujours être apportées, dit-il, ajoutant que la sensibilisation du public permettra d’ailleurs de garantir aux femmes un accès vers davantage de fonctions. « Une société a besoin d’hommes et de femmes pour croître », conclut-il.

Merveille Kavira Lungehe est journaliste à Global Press Journal. Elle vit à Kirumba, en République démocratique du Congo.


NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION

Traduit par Kouethel Tekam Néhémie Rufus, GPJ.