KIRUMBA, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : Dans un marché à ciel ouvert de Kirumba, une commune rurale de l’est de la République Démocratique du Congo, Kanyere Mukewa étale au sol une natte sur laquelle elle dispose avec soin en paquets, en bottes et en piles les légumes qu’elle commercialise (choux, champignons, feuilles de courges et amarantes vertes). Il s’agit d’un exercice auquel elle se livre depuis 17 ans, mais son inquiétude s’est récemment intensifiée face à la rareté des clients, une réalité qui pourrait faire péricliter ses affaires.
« Ma clientèle s’est réduite », soupire Mukewa, qui compte sur son commerce pour s’occuper de ses cinq enfants. À présent, « mes marchandises pourrissent ».
Sa clientèle s’est amenuisée de manière sévère, non en raison d’un manque d’intérêt pour ses produits, mais parce que Mukewa a plus que doublé les prix de ses légumes, passant de 200 francs congolais (0,10 $) à 500 francs (0,25 $). Ce n’est toutefois pas l’avidité qui motive un tel changement. Elle n’a tout simplement pas de petite monnaie à remettre à ses clients qui se présentent constamment avec de gros billets de banque.
« Mes clients ne veulent pas partir sans leur monnaie, » dit-elle « alors je leur donne des produits en espérant qu’ils reviennent me payer quand ils auront eu la monnaie ailleurs ».
La grave pénurie de petites coupures de billets de banque a quasiment paralysé les activités quotidiennes des commerçants du territoire de Lubero, à l’est de la RDC. De modestes marchands comme Mukewa (qui, en raison du coût exorbitant des transactions dans les systèmes de paiement mobile, préfèrent des règlements au comptant) ont été les plus durement touchés.
Pascal Kakule Kisorobo, chef du service de l’économie en commune de Kirumba, indique que cette pénurie frappe le pays tout entier. Il est conscient des répercussions négatives sur les commerçants, mais affirme que le gouvernement entreprend les démarches nécessaires pour décanter la situation.
« J’ai déjà soumis un rapport à la hiérarchie pour lui faire part de cette situation, » explique Kisorobo.
Mais David Kamuha Musubaho, conseiller du Gouverneur du Nord-Kivu chargé des finances, province dans laquelle se situe Lubero, n’envisage pas de sitôt une solution à ce problème. Au cours de ces dernières années, la Banque Centrale du Congo n’a imprimé aucune de ces petites coupures, car il s’agit d’un investissement dénué de sens sur le plan économique, déclare-t-il.
« En prenant en compte la valeur monétaire de ces billets, on constate qu’on risque de payer plus cher que ce qu’on va produire, » confie Musubaho. « Conséquence, l’Hôtel des monnaies ne peut pas injecter beaucoup de fonds pour produire une monnaie qui n’a plus de valeur marchande sur le marché ».
Il y a quelques années, les petites coupures étaient répandues et les commerçants locaux les utilisaient davantage que les grosses. Progressivement, les billets ont vieilli et se sont déchirés. Il était alors courant de voir des billets rafistolés d’un ruban adhésif transparent. Mais ils ont fini par tomber en lambeaux de manière irrécupérable, devenant simplement inutilisables.
Les commerçants ne sont pas les seuls à endurer les conséquences de cette pénurie de petites coupures de billets de banque. Incapables de trouver la monnaie, les marchands dans la plupart des cas exigent un montant excessif que les consommateurs n’ont d’autre alternative que de payer. Pour ne citer qu’un exemple, le prix d’une botte de sombé, ces feuilles vertes de manioc qui constituent un mets local très prisé est passé de 200 à 500 francs (soit de 0,1 à 0,25 $).
Sadiki Kavene, professeur d’un établissement secondaire de la commune de Kirumba ajoute qu’en plus de la flambée des prix de denrées et d’autres produits, le manque de petites coupures de billets a obligé de nombreuses personnes comme lui à dépenser de l’argent pour des provisions non planifiées.
« La plupart des fois où je sors acheter des choses dont j’ai besoin, j’engage des dépenses inutiles suite à l’achat involontaire d’articles comme des boîtes d’allumettes, des sacs, des beignets ou des bananes » soupire Kavene.
Des systèmes de paiement mobile tels M-Pesa, Airtel Money, Tigo Cash et Orange Money pourraient contribuer à résoudre cette difficulté. Entre 2007 et 2017, les abonnements aux services de transfert d’argent par téléphone mobile ont connu un accroissement annuel de 20 % en RDC, allant de 4,9 millions à 29,3 millions d’abonnés selon un rapport 2018 par Élan RDC et FPM, des programmes de développement du secteur privé et de l’inclusion financière en RDC, financés par des fonds internationaux. Des études révèlent cependant que les commerçants tout comme les clients les plus touchés par cette pénurie des billets à faible valeur n’exploitent généralement pas les moyens de paiement électroniques. Un rapport émis par la Fondation MasterCard et la Société financière internationale établit qu’en 2017, c’est seulement environ 16 % d’adultes dans le pays qui utilisaient les services de transfert d’argent par téléphone mobile. En RDC, les services financiers numériques sont plus courants parmi les jeunes et les étudiants, lesquels d’après des études peuvent facilement s’adapter au « jargon » de la téléphonie mobile.
Certains marchands actuellement trouvent diverses solutions innovantes. Katungu Makasi, qui vend du poisson sec salé et des poireaux dans un marché en plein air, confie qu’elle a créé des affinités avec une femme qui détaille des tomates à proximité. Les deux ont convenu d’encourager les clients à se procurer les produits chacune de l’autre en lieu et place de la monnaie.
« Quand je manque 100 ou 200 [francs] à remettre à un client qui s’est acheté un poisson, par exemple, je l’oblige d’acheter aussi des tomates pour ce montant et de s’orienter vers la vendeuse avec qui j’arrange le reste plus tard », explique Makasi.
D’autres, comme Gisi Kahindo Saambili qui écoule de la farine de manioc, un aliment de base dans la région, avouent avoir ajusté la quantité des produits qu’ils commercialisent pour qu’ils aient une valeur exacte de 500 francs.
« Une mesure se vendait à 600 [francs], mais des fois, les clients passent directement après avoir manqué un billet de 100 [francs], » déplore Saambili. « Ainsi, nous avons réduit la quantité de farine et le prix à 500 [francs] pour éviter les pertes. »
Ces innovations toutefois ne résolvent pas toujours le problème. La plupart des clients à qui Mukewa a accordé un crédit ne sont jamais revenus s’acquitter de leur dette.
« Cela fait que mon capital diminue petit à petit », se lamente-t-elle.
Elle a enregistré des pertes de plus de 10 000 francs, soit environ 5 $ (une somme considérable, si l’on s’en tient au fait qu’une botte de légumes coûte par exemple 200 francs, soit 0,1 $). Elle a réduit le nombre de jours qu’elle consacre au commerce afin de pouvoir s’investir dans l’agriculture et prendre soin de ses enfants.
Merveille Kavira Lungehe est journaliste à Global Press Journal. Elle vit à Kirumba, en République démocratique du Congo.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Kouethel Tekam Néhémie Rufus, GPJ.