GOMA, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO — S’habituer au goût fade du poisson congelé n’est pas une mince affaire.
Selon Furaha Bahizirhe, 28 ans, vendeuse de poissons au marché de Kahembe à Goma, chef-lieu de la province du Nord-Kivu en RDC, ses ventes sont en période de ralentissement. À en croire ses clients, le poisson importé qu’elle vend aujourd’hui fait piètre figure devant le tilapia issu du lac Edward qui est d’une texture feuilletée et au goût crémeux et autrefois en abondance sur le marché.
« Le poisson que je suis en train de griller ici vient de l’étranger », dit-elle du poisson disponible sur le marché aujourd’hui. « Notre poisson local est trop cher et rare quoiqu’il soit de bonne qualité ».
Le poisson importé d’autres pays africains et même de l’Europe est à la fois bon marché et abondant, mais les habitants ont de la difficulté à s’adapter à son goût.
« La plupart des poissons vendus à Goma sont importés, et nous avons du mal à les écouler », explique Bahizirhe.
Le lac Edward s’étend entre la RDC et l’Ouganda. Des raisons complexes expliquent la baisse du nombre de ses tilapias au goût succulent et autrefois abondants. Des décennies de violence dans le Parc national des Virunga de la RDC en sont la cause première. Certaines zones de pêches restent sous le contrôle des groupes armés, et la persistance des combats rend difficile et dangereux le travail régulier des pêcheurs, ce qui entraîne une baisse des captures fraîches au grand dam des marchés locaux. Toutefois, une baisse de la population d’hippopotames, connue depuis plusieurs décennies, a également contribué à la baisse du nombre de poissons dans les lacs.
Selon John Kubota, conseiller en matière de pêche auprès du ministère de l’Agriculture, Pêche et Élevage chargé de la gestion des pêches dans la région, les stocks de poisson ont considérablement diminué en raison de la montée de la violence entre des groupes armés, surtout au lac Edward où l’on assiste à la recrudescence de l’insécurité dans le Parc national des Virunga.
Selon Kubota, le lac Edward avait autrefois une capacité de production de 15 000 à 20 000 tonnes de tilapia par an. On estime que 700 pirogues pêchaient chaque jour sur le lac.
Le lac Edward a le potentiel de satisfaire à lui seul la demande de poisson dans tout l’est de la RDC, ajoute-t-il.
Aujourd’hui, pourtant, la situation qui prévaut dans la région rend cela impossible.
Depuis 1994, lorsque le génocide au Rwanda a forcé plus d’un million de personnes à fuir ce pays et à s’installer autour du Parc national des Virunga, le braconnage et la violence se sont révélés incessants. Dans ce parc, on y trouve des gorilles de montagne en danger critique d’extinction ainsi que des éléphants, des antilopes, des phacochères, des girafes et des okapis.
Dans les années 1970, on dénombrait 30 000 hippopotames dans le lac Edward et aux alentours, révèle l’Institut congolais pour la conservation de la nature (ICCN), une entité de l’Autorité national du parc de la RDC ayant pour mission de s’assurer de la conversation en RDC. Au cours de la guerre civile qui a duré 10 ans dans le pays et qui a fait rage dans le Virunga et aux alentours, les hippopotames ont été particulièrement touchés.
Selon le Parc national des Virunga qui est géré par un partenariat public-privé entre l’ICCN et la Fondation Virunga, une organisation caritative basée au Royaume-Uni, des groupes armés vendaient de la viande d’hippopotame pour se financer pendant la guerre.
Dans le passé, on dénombrait 10 000 hippopotames à Ishango, village situé en amont du lac Edward, au confluent entre la rivière Semliki et le lac. Selon l’ICCN, ce nombre a chuté jusqu’à 14.
Quoique l’on constate la poursuite des efforts de conservation des hippopotames et d’autres espèces sauvages dans le parc, la perte de tant d’hippopotames a eu un impact sur les stocks de poissons, souligne Kubota.
« Les populations d’hippopotames ont largement diminué dans le parc en raison des conflits et de l’insécurité dans le lac Edward et aux alentours », explique Kubota.
« Un seul hippopotame peut produire jusqu’à 25 kilos d’excréments par jour », dit-il. « Donc, un seul hippopotame peut nourrir à lui seul des milliers de tilapias par jour. Pourtant, le braconnage menace la survie des hippopotames ».
Deo Kujirakwinja, scientifique en conservation et auteur principal d’une étude récente sur la conservation des hippopotames dans le Parc national des Virunga, affirme que le nombre est en hausse, mais que les progrès restent incertains à cause de la persistance de la violence dans la région.
« L’hippopotame est l’une des espèces emblématiques de l’Afrique qui est de plus en plus menacée par la chasse et d’autres facteurs », précise Kujirakwinja dans l’étude.
Mais la population d’hippopotames commence enfin à remonter après des décennies de déclin. Selon une étude publiée en 2016 par la Wildlife Conservation Society, la population d’hippopotames ne représente que 8 pourcent du niveau des années 1970 où elle était à l’état de pleine expansion, mais son nombre est en hausse.
« Nos conclusions selon lesquelles le nombre d’hippopotames est en augmentation sont encourageantes et montrent que les efforts de protection des hippopotames et d’autres espèces portent leurs fruits », conclut Kujirakwinja dans l’étude.
La hausse du nombre ne peut se poursuivre qu’avec la cessation des activités des groupes armés dans le parc, souligne Kubota.
Des groupes armés contrôlent aujourd’hui certaines zones de pêche, affirme-t-il, tandis que les bandits et les pêcheurs illégaux contribuent également à limiter le stock.
« La pression qui s’exerce sur le lac contribue à la baisse du volume de captures de poissons », annonce-t-il.
Pour les pêcheurs locaux, la menace de violence est en cours.
« Le gouvernement sait très bien que nous sommes toujours sujets d’attaques sur le lac », explique Ladoux Simwera, 50 ans, qui engagée dans la pêche depuis 1999 et est maintenant le président de la Plateforme des pêcheurs de Masisi, une organisation informelle de pêcheurs locaux.
Selon ses dires, le vol de filets et l’attaque des pêcheurs par des groupes armés sont devenus monnaie courante.
« Nous vivons de la pêche et scolarisons nos enfants grâce à elle », annonce-t-il. « Si on me vole un filet, on arrête ma vie, parce qu’il me faudra des années de travail pour acheter un autre. Plusieurs enfants dans le village de Nzulo sont orphelins parce que leurs parents ont été noyés ou tués par balles par des bandits opérant la nuit sur le lac ».
Selon Simweray, malgré l’augmentation des ressources grâce aux efforts de conservation dans la région, on doit en faire davantage pour protéger les pêcheurs censés ramener les poissons très prisés de la RDC sur les marchés.
« Des militaires et des policiers étant peu nombreux ici, cela constitue une grande menace pour notre sécurité », dit-il.
Selon Kubota, les gouvernements provincial et national s’emploient à trouver des moyens de mettre fin à la pénurie de poisson et de protéger les pêcheurs et la faune.
« Plusieurs projets ont été initiés d’abord au niveau national », fait-il savoir, ajoutant que deux projets visant à renouveler les ressources halieutiques au lac Edward sont en cours. « D’autres projets seront réalisés pour assurer l’augmentation de la production halieutique d’ici 2020 », assure-t-il.
Adapté à partir de sa version originale en français par Ndayaho Sylvestre, GPJ.