Nepal

Le manque de médecins et de moyens financiers dans les zones rurales du Népal accentue le calvaire des personnes souffrant d’un handicap mental

Dans les zones rurales du Népal, les familles souvent isolées et démunies doivent se mettre en quatre pour s’occuper d’enfants ayant des besoins particuliers. Les soins de santé sont rares dans ces villages montagneux, et pire encore lorsqu’il s’agit de santé mentale. En conséquence, les personnes qui en souffrent ne bénéficient même pas d’un traitement de base, si tant est qu’elles soient au moins diagnostiquées.

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With Doctors and Money in Short Supply, Mentally Disabled Suffer in Rural Nepal

Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

Chandra Dhoj Lama, âgé de 24 ans, assis dans sa maison dans une zone rurale du Népal. En raison de son handicap mental, il ne peut ni écouter ni s’exprimer clairement. C’est avec cette chaîne à ses pieds qu’on l’empêche de déambuler dans les rues

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DISTRICT DE KAVREPALANCHOWK , NÉPAL : C’est en voyant la fumée provenant du feu de cuisson et la vapeur qui s’échappe de la marmite de riz que Chandra Dhoj Lama, âgé de 24 ans, sait qu’il est temps de manger.

Incapable d’entendre et de parler, il attend son repas assis dans un coin de la pièce principale du domicile familial. S’il a besoin d’un second plat de riz et de légumes, il se traîne vers sa marâtre. En effet, il a les pieds enchaînés.

Cela fait environ un an que Dhoj Lama porte ces chaînes, après qu’on l’a retrouvé au bout de deux mois de recherches. La famille n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait jusqu’à ce que fortuitement, une connaissance les informe que Dhoj Lama avait été repéré dans un village situé à dix heures de bus du domicile familial.

« Après cet incident, nous lui avons passé des chaînes aux pieds pour ne plus risquer de le perdre », déclare Anita Tamang, âgée de 40 ans et marâtre de Dhoj Lama.

Tek Bahadur Lama, père de Dhoj Lama, exerce le métier de menuisier. Il quitte la maison à sept heures du matin et n’y retourne qu’au crépuscule. En fin de matinée et en début d’après-midi, Tamang ramasse du bois de chauffage et des herbes, puis s’occupe du bétail domestique. Cette famille a son village situé au cœur d’un pays en grande partie rural où l’accès routier est carrément un luxe.

Il arrive que Dhoj Lama agresse physiquement des personnes quand il est vraiment en colère. Ses parents se sont débarrassés du lit qu’ils lui ont préparé, car pendant plusieurs nuits il a refusé de s’y coucher. Il dort à même le sol. Il est par ailleurs incapable de s’habiller entièrement.

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Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

Dans une zone rurale du Népal, Chandra Dhoj Lama et son père, Tek Bahadur Lama, prennent leur souper au domicile familial.

Nul en réalité ne sait pourquoi Dhoj Lama se comporte de cette manière. À l’instar de nombreuses autres personnes au Népal souffrant d’une déficience mentale, Dhoj Lama n’a jamais consulté un psychiatre. Certains parents conduisent leurs enfants handicapés chez des guérisseurs locaux, mais pour la plupart, l’idée de faire le voyage vers Katmandou, la capitale, pour recevoir un traitement de référence est inenvisageable. Dans la plupart des cas, des parents qui s’inquiètent du bien-être de ces malades ne savent pas qu’une telle assistance est disponible.

Progressivement cependant, les choses changent. Lorsqu’en 2015 un tremblement de terre a tué près de 9 000 personnes et causé la destruction d’une grande partie du Népal, la nécessité de renforcer les services de santé a été mise en évidence. Des médecins avaient alors révélé à Global Press Journal que ce pays de 29 millions d’âmes ne disposait que de 110 psychiatres et environ 400 conseillers généraux, puis relevé un colossal besoin de soins de santé mentale pour les survivants du séisme. (Lire l’article ici.)

Au cours des mois ayant suivi le tremblement de terre, le gouvernement a engagé à travers le pays une formation de professionnels de la santé qui offriraient une assistance psychosociale et des soins psychiatriques. Ce personnel sanitaire était également formé pour orienter vers les soins tertiaires les sujets atteints de graves troubles mentaux.

En janvier, l’hôpital psychiatrique de Lagankhel, de concert avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a initié la formation d’agents sanitaires locaux dans les districts de Baglung, Kailali et Ilam, révèle Basudev Karki, qui y travaille comme psychiatre. Cette expérience s’étendra en principe à d’autres districts.

C’est en 2008 que le plan baptisé Programme d’action Combler les lacunes en santé mentale de l’OMS a été lancé, l’objectif étant d’améliorer les services de psychiatrie dans les pays à revenu faible et intermédiaire, notamment le Népal, en produisant des directives pour les contrées désireuses d’offrir de meilleurs soins dans le domaine de la santé mentale.

Le gouvernement népalais entreprend ses propres mesures pour améliorer les soins psychiatriques.

Une feuille de route décrivant au personnel médical les étapes à franchir pour prescrire un traitement ou pour susciter une prise de conscience au sein des communautés par rapport aux traitements psychiatriques a été présentée au ministère de la Santé, explique Madhab Prasad Lamsal, vice administrateur sanitaire du département des services de santé, Division de la lutte contre la lèpre. Le projet sera certainement validé et mis en œuvre cette année.

« L’oligophrénie n’a jusqu’ici pas été une priorité pour notre système sanitaire, mais elle en est désormais l’une des principales composantes », affirme Lamsal.

Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

Chandra Dhoj Lama, comme plusieurs autres Népalais atteints de troubles mentaux n’ont jamais été diagnostiqués par un médecin. Après sa disparition et ses deux mois d’errance, ses parents lui ont mis des chaînes aux pieds, estimant que c’était l’unique moyen d’assurer sa sécurité.

Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

hoj Lama est assis dans la cour du domicile familial en compagnie de sa marâtre, Anita Tamang, qui affirme qu’elle ne savait pas du tout qu’un traitement existe pour des personnes souffrant d’un handicap mental comme Dhoj Lama.

Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

Une chaîne lacère les chevilles de Dhoj Lama ; celle-ci a pour but de l’empêcher de s’éloigner à nouveau de sa famille.

Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

Près de leur maison dans le district rural de Kavre, Indra Maya Yewa attend le retour de sa mère. Maya Yewa souffre d’un trouble mental, mais reçoit des soins réguliers à l’hôpital psychiatrique Lagankhel de Katmandou, la capitale du Népal. Le séisme de 2015 avait endommagé leur maison.

Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

La famille de Indra Maya Yewa l’a amenée chez un guérisseur local, espérant y trouver une solution à sa maladie. Faute d’amélioration, ils sont retournés vers un centre psychiatrique à Katmandou.

Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

Dhoj Lama a refusé de dormir sur le lit que lui a préparé sa famille. Il préfère passer la nuit au sol dans le domicile familial.

Shilu Manandhar, Global Press Journal Népal

Dans leur maison en zone rurale au Népal, Dhoj Lama et sa marâtre, Anita Tamang, prennent leur petit déjeuner.

Le manque de soins de santé mentale est un problème global, particulièrement dans les pays pauvres. Jusqu’à 85 % des personnes atteintes de graves déficiences intellectuelles dans les pays à revenu faible ou intermédiaire ne bénéficient d’aucune thérapie, à en croire le Plan d’action pour la santé mentale 2013-2020 de l’OMS. D’après ce rapport, presque la moitié de la population mondiale vit dans un pays où il y a un psychiatre ou légèrement plus pour une proportion de 200 000 personnes.

Selon l’Atlas 2011 de l’OMS sur la santé mentale, il n’y a qu’un seul psychiatre pour presque la moitié de la population et un psychologue pour une moyenne de 2,5 millions de personnes au Népal.

Il ressort des plus récentes données statistiques du Népal depuis 2011 que moins de 2 % de la population nationale est handicapée, et seulement 6 % de ces personnes handicapées souffrent de troubles mentaux. Mais les responsables de la santé et les spécialistes n’estiment pas ces chiffres exacts.

L’équipe chargée du recensement ne reçoit pas la formation adéquate pour identifier les personnes handicapées, et les membres de la famille ne révèlent pas non plus si un des leurs est ainsi touché, confie Manish Prasai, directeur administratif de la Fédération nationale des handicapés du Népal.

Pour les familles en zones rurales, la vie quotidienne est particulièrement éprouvante si un membre de la maisonnée se trouve dans un état qui, comme celui de Dhoj Lama, les oblige à vagabonder.

« Pour protéger leur enfant de tout éventuel accident, ils prennent l’habitude de les enchaîner ou de les enfermer », explique Lamsal du département des services de santé. « Ils le font par amour et parce qu’ils se soucient de leur gosse. »

Pour la majorité des personnes handicapées au Népal, il n’existe aucun diagnostic précoce, aucune intervention en avance, et aucun soin anticipé — parfois d’ailleurs, aucun traitement du tout.

Le tout premier centre psychiatrique ambulatoire du pays a été inauguré en 1961 à l’hôpital Bir de Katmandou. Cette installation est devenue l’hôpital psychiatrique Lagankhel de 50 lits à Lalitpur.

Mais la majeure partie de la population rurale reçoit tous ses soins de santé ou presque, y compris les soins psychiatriques, dans les 3 816 formations sanitaires disséminées à travers le pays.

« Ces centres de santé ne disposent pas du plateau technique requis pour la prise en charge des malades souffrant de handicap mental », déplore Prasai. « Le personnel soignant ignore tout des problèmes psychiatriques. Ils n’ont même pas la capacité d’en poser le diagnostic. »

Hari Singh Bista, agent de santé principal au centre sanitaire de Budhakhani soutient que ses collègues et lui devraient recevoir du gouvernement une formation sur les soins de santé mentale, ajoutant qu’il n’a même jamais entendu parler d’un tel programme. Pourtant, reconnaît-il, une formation permettrait au personnel infirmier d’orienter habilement les patients vers les hôpitaux.

Nonobstant l’absence des services ruraux, certaines familles ont pu obtenir un traitement pour leurs proches handicapés.

Ganesh Man Lama a une fille de 24 ans, Indra Maya Yewa. Cette dernière souffre d’une maladie qui l’amène à errer çà et là. Son père autrefois directeur d’un centre de santé l’a conduite pendant quatre ans chez un guérisseur du village, mais l’on n’a noté aucune amélioration. En avril 2016, Man Lama l’a amenée à l’hôpital psychiatrique Lagankhel pour des soins, après avoir observé une personne au comportement similaire y recevoir un traitement efficace. (Ganesh Man Lama et sa fille n’ont aucun lien avec Chandra Dhoj Lama ou sa famille.)

Actuellement, Yewa se rend en ville tous les quatre mois pour un bilan de santé.

« Elle va nettement mieux qu’avant », se réjouit Man Lama.

La famille a cependant arrêté de lui administrer ses médicaments, avoue-t-il, car cela la rendait apathique. Elle va les prendre de nouveau dès que nécessaire, assure-t-il.

« À présent, elle ne flâne plus », se félicite-t-il. « Elle avait l’habitude de gesticuler en poussant de grands cris. Elle a cessé de le faire. »

Contrairement à Man Lama, la famille de Dhoj Lama n’avait aucune connaissance des possibilités de traitement à leur portée au-delà des limites de leur village.

S’ils avaient vu le jour sous d’autres cieux, Dhoj Lama et d’autres comme lui auraient dès le bas âge reçu des médicaments, suivi un traitement ou bénéficié d’une éducation spécialisée. Mais dans les zones rurales du Népal, les familles qui vivent au jour le jour trouvent des solutions bien propres à elles.

La mère de Dhoj Lama l’a nourri jusqu’à l’âge de cinq ans, confesse son père Bahadur Lama. Il avait sept ans quand il a fait ses premiers pas. Jamais il n’a articulé un mot audible.

La famille a vécu un drame. Dhoj Lama n’était encore qu’un enfant quand la foudre a tué sa mère. Bahadur Lama a épousé Anita Tamang, la soeur de sa femme. C’est elle qui prend soin de Dhoj Lama, le baignant, le nourrissant et s’assurant chaque jour qu’il porte une culotte ou des sous-vêtements aux fronces élastiques.

« Il ne sait pas comment utiliser une fermeture éclair », regrette-t-elle.

Il refuse de porter des chaussures. Quelquefois lorsqu’il se met en colère, il devient violent. Il n’a jamais été à l’école ni développé des relations sociales avec les autres.

Ignorant l’existence d’un traitement pour quelqu’un comme Dhoj Lama, Bahadur Lama admet avoir fait la seule chose qui lui serait venue à l’esprit : enchaîner Dhoj Lama pour le maintenir dans la concession.

« Je sais que nous ne devrions pas le traiter d’une telle façon », reconnaît Bahadur Lama. « De nombreuses personnes pourraient nous trouver cruels. »