HAUT-FOURNEAU, HAÏTI — Tulien Elucien passe ses journées dans la mangrove du Haut-Fourneau, l’une des zones les plus au nord-ouest d’Haïti. Il pêche seul à l’aide d’hameçons et de ficelles et vend sa prise quotidienne au marché. Tulien pêche depuis l’âge de 12 ans et maintenant, à 45 ans, il utilise ses compétences pour prendre soin de sa famille. « Une fois à l’intérieur des arbres la nourriture des enfants est assurée », explique ce père de trois enfants.
Tulien dit que les mangroves lui rappellent de nombreux souvenirs, de son apprentissage de la pêche et des fois où il s’y est réfugié pour se protéger contre de mauvais temps. Ces mangroves sont non seulement une bouée de sauvetage pour les pêcheurs et un endroit tranquille où les familles peuvent se rassembler et profiter de la côte nord-ouest d’Haïti, elles sont également des boucliers biologiques cruciaux qui forment une barrière naturelle contre les inondations, les tempêtes, les cyclones et les tsunamis.
Tulien gagne généralement entre 1 500 et 2 000 gourdes haïtiennes (10 à 13 dollars des États-Unis) par poisson, mais affirme que ses moyens de subsistance et ceux qui vivent dans ces zones côtières sont menacés par ceux qui coupent les mangroves pour le charbon de bois, une pratique qui ne peut être effectuée qu’avec l’autorisation du ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural.
Haïti figure parmi les pays qui ont ratifié la Convention sur la diversité biologique en 1996, un traité multilatéral signé par 196 nations qui se sont engagées pour le développement durable. En vertu de cette convention, Haïti doit mieux gérer ses ressources et ses espaces naturels, y compris les mangroves. Mais les militants écologistes affirment que le gouvernement n’a pas toujours respecté son engagement.
Dans une étude récente sur les enjeux menaçant les mangroves, réalisée par des étudiants de l’École Technique d’Agriculture et de Gestion de l’Environnement (ETAGE), une école de gestion environnementale, la déforestation et les déchets sont apparus comme des préoccupations majeures.
L’école fait partie d’une coopérative de Port-de-Paix appelée Association pour l’Agriculture Biologique et l’Économie Locale (AGRIBEL). Selon Locéan Saintil, technicien agricole de la coopérative, trop de gens déversent leurs déchets dans les mangroves.
« Les mangroves doivent être libres de déchets – cela les détruira », dit Locéan, ajoutant que l’océan amènent également dans les mangroves beaucoup de déchets qui se restent ensuite piégés entre les racines des arbres. Selon un article de 2021 de Gabriel Grimsditch, responsable de la gestion des programmes à l’Unité des écosystèmes marins et côtiers du Programme des Nations Unies pour l’environnement, « les sacs en plastique et les déchets recouvrent les racines et les couches de sédiments », ce qui « peut priver les mangroves d’oxygène ; et peut nuire aux animaux marins. »
Locéan dit que trop de gens ne sont pas conscients du rôle environnemental crucial que jouent les mangroves.
« Face au changement climatique, la mangrove est une barrière contre les tempêtes et la montée des eaux, » explique Locéan. « Si elle venait à disparaître, les habitants seraient directement exposés à la pression des vents et de la mer. »
Les efforts visant à décourager les gens de couper la mangrove pour le charbon de bois ont amélioré la situation, mais la pratique se poursuit. La direction départementale du ministère de l’environnement a organisé une campagne de sensibilisation en 2016, dans le but de rédiger un arrêté municipal qui déclarerait la zone de mangrove du Haut-Fourneau une zone protégée. Cet objectif n’a pas été atteint, ce que certains imputent aux changements de structures politiques en Haïti et à un changement de priorités, selon l’ingénieur agronome Owell Theock, agronome et coordinateur de la campagne.
« Nous ne pouvons rien faire sans l’accompagnement étatique, » dit-il, réitérant la nécessité d’une aide pour limiter l’activité humaine dans les mangroves.
Theock dit que la campagne de sensibilisation de trois mois a impliqué 30 agents de sensibilisation, qui ont organisé des ateliers avec des enseignants, des étudiants et des pêcheurs sur l’importance des mangroves, la plantation et la récolte des graines de mangrove et la mise en place d’une pépinière. Le directeur départemental du ministère de l’environnement, Luckner Noël, n’était pas disponible pour commentaire.
Auparavant, Michelet Doreste coupait des palétuviers pour les revendre en charbon de bois, mais gagne désormais sa vie en pêchant dans les eaux de cette importante zone écologique.
« Pour moi couper la mangrove n’est pas dans notre avantage », dit Doreste. « C’est une protection pour nous contre les cyclones. »
Doreste admet qu’il ne gagne pas autant d’argent avec la pêche, mais dit que c’est un changement nécessaire car les vies humaines dépendent des mangroves.
Mais la pêche peut aussi menacer les mangroves ; la pêche au crabe, par exemple, contribue à la destruction des mangroves car les pêcheurs doivent déterrer les arbres pour atteindre les crabes, ce qui peut endommager les racines. « Cela entraîne une perte complète de la plante », explique Theock.
Les membres d’AGRIBEL envisagent de travailler avec les pêcheurs pour s’assurer qu’ils disposent du matériel adéquat pour pêcher en mer, afin de les dissuader de pêcher dans les mangroves. Locéan affirme que la ligne de pêche utilisée dans les mangroves ne résisterait pas à la pêche en mer.
« La mangrove est le lieu où les poissons venant de la mer se réfugient pour se reproduire », explique Locéan. « Ils pondent leurs œufs dans la mangrove et laissent les petits poissons se nourrir et grandir jusqu’à ce qu’ils soient assez forts pour retourner en pleine mer. Le fait qu’ils soient capturés avant de retourner en mer empêche la mer d’être fertile.
La coopérative a installé une pépinière de palétuviers dans la zone de Haut-Fourneau et travaille sur un projet d’introduction de l’apiculture dans la région, qui contribuera à la pollinisation des palétuviers ainsi qu’à la production de miel.
Alors que Tulien a assisté aux ateliers pour en savoir plus sur la conservation des mangroves et décourage ses voisins et amis de couper les mangroves, il doit encore pêcher pour nourrir sa famille.
« Après une partie de pêche les gens doivent avoir beaucoup d’argent pour m’acheter des poissons » , se vante Tulien , « parce que j’attrape de très gros poissons. »
Jusly Felix est journaliste à Global Press Journal en Haïti.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Soukaina Martin, GPJ.