PORT-DE-PAIX, HAÏTI — L’éducation de Melila Tima a été interrompue — encore une fois. Deux mois depuis le début du trimestre et elle a perdu deux semaines de cours. À Port-de-Paix et ailleurs en Haïti, les écoles ont été contraintes de fermer en raison de grèves et de manifestations exigeant le départ du Premier Ministre par intérim Ariel Henry face à la détérioration de la situation sécuritaire du pays.
Les perturbations – la plus récente s’est produite du 29 janvier au 19 février, dont une semaine de vacances de Carnaval – sont monnaie courante pour des centaines de milliers d’étudiants haïtiens. À 17 ans, Tima est encore à l’école primaire. Lorsqu’elle était plus jeune, Tima, cinquième d’une famille de sept enfants, ne pouvait pas aller à l’école à cause des difficultés financières de ses parents. Mais la fermeture répétée des écoles publiques de Port-de-Paix la préoccupe désormais davantage.
L’année dernière a été particulièrement difficile, même pour un pays ayant déjà subi son lot d’interruptions scolaires. La rentrée scolaire 2022-2023 a été retardée à plusieurs reprises, et le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle a publié au moins trois calendriers scolaires différents.
Le premier prévoyait une année scolaire de 191 jours, et les cours prévus de septembre 2022 à juin 2023. Mais depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, le pays est tombé en proie à des gangs violents, et les troubles politiques ont contraint le ministère à reprogrammer.
Le deuxième calendrier prévoyait une année scolaire de 184 jours, allant d’octobre 2022 à juillet 2023. Celui-ci a ensuite été ajusté dans un troisième calendrier, réduit à 142 jours, de janvier à août. Il s’est avéré impossible d’atteindre les objectifs fixés, même pour cette année scolaire écourtée.
L’année scolaire 2022-2023 a été l’une des plus difficiles que le pays n’ait jamais connue. Le début de l’année a été marqué par des crises de toutes sortes, notamment une insécurité croissante, une inflation élevée, des pénuries de carburant et une flambée du coût de la vie. Les professeurs et les élèves ont manifesté dans les rues. L’année scolaire qui devait commencer en septembre a commencé parfois en novembre, décembre ou même en janvier. Pour Tima, l’année scolaire a commencé en décembre 2022.
Les écoles publiques d’Haïti subissent une pénurie de professeurs qualifiés, de ressources limitées et d’un manque d’infrastructures. Et ça c’était avant les manifestations.
Les manifestations de rues paralysent les écoles publiques
À Port-de-Paix, où vit Tima, les professeurs se sont mis en grève en avril en raison du retard de paiement de leurs salaires. Les élèves ont manifesté leur soutien, paralysant les écoles publiques et forçant la fermeture de toutes les écoles publiques pendant environ deux mois. À Port-de-Paix, ceci a affecté plus quatre lycées et quatre écoles primaires, chacune comptant environ 1 500 élèves par école, précise Hérard Ludwig Louis-Jean, inspecteur au Service d’appui pédagogique du ministère de l’Éducation. Certaines des manifestations visaient des écoles privées et d’autres institutions encore opérationnelles. Les étudiants des écoles publiques ont accusé les professeurs de travailler dans des écoles privées alors que les leurs avaient fermé leurs portes en raison des grèves.
Deux mois plus tard, en juin 2023, alors que les écoles privées se préparaient pour les vacances d’été, les écoles publiques rouvrirent pour deux semaines avant de fermer à nouveau pour les vacances d’été. Les professeurs ont enfin reçu leur salaire. Au final, même le troisième calendrier scolaire n’a pas été respecté.
Rester à la maison et regarder les élèves des écoles privées aller à l’école tous les jours est une expérience que tous ceux qui ont fréquenté une école publique en Haïti ont vécue à un moment donné.
« Je suis triste quand je ne vais pas à l’école. J’ai peur de ne pas pouvoir continuer mes études car à chaque fois que les cours ferment, je régresse dans tout ce que j’avais déjà appris », raconte Tima, qui est en cinquième année à l’École Nationale Capois La Mort à Port-de-Paix. « Je souhaite que toutes les écoles, publiques et privées, fonctionnent normalement pour éduquer les jeunes et les enfants comme il se doit. »
Toutes les écoles publiques ont rouvert pour la nouvelle année scolaire le 11 septembre, mais beaucoup d’élèves craignent les conséquences que ces fermetures répétées des écoles auront sur leur avenir. Pour certains, la réouverture ne suffit pas à rattraper le temps déjà perdu.
Les professeurs haïtiens arrivent au bord de l’éclatement
Généralement appelés professeurs d’État, ceux qui enseignent dans les écoles publiques réclament des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail et des avantages sociaux du gouvernement. Des retards de paiement au début de l’année se sont ajoutés à leurs revendications.
Le gouvernement a exhorté les enseignants à rester patients. Le ministre de l’Éducation, Nesmy Manigat, a déclaré en avril que le ministère avait reçu une demande d’augmentation salariale de 400 % de la part de certains syndicats. Il a déclaré que les étudiants qui réclament des enseignants dans les salles de classe ont également droit à l’éducation que l’État est obligé de faire respecter, et que les arriérés de salaires jusqu’en mars ont été honorés dans les 10 régions du pays.
Hérard ne nie pas le droit des citoyens à manifester mais estime que les enseignants auraient pu être plus patients. « Je trouve que les professeurs sont trop intransigeants. Ils pourraient au moins accorder deux ou trois jours par semaines, permettant aux élèves d’avoir un certain niveau pour monter en classe supérieure » , précise-t-il.
Saint Gérard Michel, professeur d’histoire et de géographie et coordinateur pédagogique au lycée André Vixamar d’Aubert, estime que les enseignants n’avaient d’autre choix que de faire la grève. « C’est l’État le responsable. Puisque c’est l’État qui ne paie pas à temps. Sinon les lycéens ne seraient pas dans les rues à manifester. Et c’est un droit qu’ils ont »
Tout en sympathisant avec les étudiants dont l’éducation a été perturbée, Michel estime cette situation affecte autant les enseignants que les étudiants. « Lorsque le paiement est retardé, psychologiquement les professeurs sont les premiers affectés », explique Michel, qui estime que chaque enseignant peut réagir comme bon lui semble. « Un professeur qui ne reçoit pas encore son salaire peut décider de ne pas aller travailler parce qu’il ne peut pas lui-même payer les frais de scolarité de son propre enfant. » Il ajoute que les enfants des enseignants sont souvent scolarisés dans des écoles privées.
Les enseignants du secondaire, dit-il, travaillent souvent des heures supplémentaires dans les écoles privées pour pouvoir payer les frais de scolarité de leurs enfants et autres obligations.
Dans les écoles privées d’Haïti, le nombre contrôlé d’élèves influence positivement l’apprentissage et les résultats scolaires, selon un rapport de 2019 du Programme alimentaire mondial. En revanche, les écoles publiques sont surchargées, soufrent de financement irrégulier et de retards de paiement des enseignants. Selon le rapport, « dans certains cas, les enseignants cherchent des remplaçants et les remplaçants reçoivent une fraction du salaire de l’enseignant. Tous ces éléments réunis signifient que dans les écoles publiques, la qualité de l’éducation est inférieure et moins valorisée. »
Les élèves en paient le prix
Selon le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), en juin 2023, près de 3 millions d’enfants en Haïti étaient dans le besoin, se retrouvant pris entre deux feux dans un contexte de violence, de pauvreté et de malnutrition croissantes. Certains élèves rencontrent l’insécurité sur le chemin de l’école.
Selon une étude de l’UNICEF de 2017, près de 20 % des enfants âgés de 6 à 11 ans ne vont pas à l’école primaire, les plus touchés étant ceux issus de ménages ruraux et à faible revenu. Seuls 68 % des enfants des ménages les plus pauvres fréquentent l’école primaire, contre 92 % de ceux des ménages les plus riches.
En mai de 2023, un responsable international des droits humains qui s’est entretenu avec Human Rights Watch a déclaré que les enfants d’Haïti auraient perdu une année scolaire complète au cours des quatre dernières années. Les manifestations et troubles politiques, ainsi que la pandémie de COVID-19, les catastrophes naturelles et l’insécurité accrue, ont détruit certaines écoles et en ont fermé d’autres temporairement ou définitivement.
Certains étudiants peuvent réussir, mais il se peut qu’ils n’aient pas suivi un programme correspondant à leur niveau. « Je pense que c’est une année perdue », déclare Hérard.
Les étudiants paient le prix fort des grèves incessantes. « Laisser des enfants ou des jeunes souffrir ainsi est un problème grave. S’ils ont une mauvaise éducation comme base, nous n’aurons demain que des gens médiocres dans le pays », estime Hérard.
Guilaire Oscar, professeur de mathématiques au Lycée Père Reynald Clerismé, à Mahotière, commune de Port-de-Paix, et coordonnateur départemental du Réseau national des enseignants haïtiens, dit qu’il n’est pas facile d’être professeur d’État et de gagner sa vie en Haïti.
« Pour quelqu’un qui ne fait qu’enseigner pour vivre, vous lui donnez un chèque chaque trois mois, comment fera-t-il pour donner une meilleure performance ? Si on le paie à temps quelque part ailleurs, il est obligé d’y aller », affirme Oscar.
« L’éducation n’est pas la priorité de ce gouvernement parce qu’il ne répond à aucune des demandes des professeurs », déclare Michel. « La vraie raison du retard de paiement c’est parce que nos dirigeants n’ont aucun souci pour l’avenir du pays. Comme leurs enfants étudient à l’étranger pour devenir dirigeant du pays, ils découragent les enseignants en les maltraitant », déclare Michel.
« Je comprends pourquoi les enseignants font la grève et pourquoi les étudiants protestent. Mais pour les étudiants comme moi, qui sont déjà rentré tard à l’école, perdre des mois de scolarité est mauvais pour nous », explique Tima. « J’aimerais que l’État réponde aux plaintes des enseignants et les paie régulièrement pour qu’ils puissent venir travailler tous les jours. »
Même si elle sympathise avec les enseignants et les étudiants qui manifestent, elle reste inquiète pour son avenir. Tima espère terminer ses études secondaires et étudier pour exercer une profession qui l’aidera à subvenir aux besoins de sa famille. Elle rêve de devenir enseignante en maternelle.
Jusly Felix est journaliste à Global Press Journal en Haïti.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Soukaina Martin, GPJ.