PORT-AU-PRINCE, HAÏTI : Mathilde Ménélas n’a rien oublié de ce moment où ses parents vendirent leur terrain pour lui remettre le produit de la vente en argent liquide, lui enjoignant de quitter son pays. Pourtant, jamais elle n’avait connu un pays autre que le bercail. Mais cette jeune femme de 26 ans ne l’entendait pas de cette oreille. Ouvrir un salon de beauté à Port-au-Prince, capitale animée d’Haïti, plutôt que de partir. Tel fut son choix.
Esthéticienne de formation, elle sait que ses parents ont raison de craindre quant à son sort de vivre dans un pays en proie à des maux aussi variés que les menaces de kidnapping et de catastrophes naturelles, l’instabilité économique et le chômage en hausse. Selon Ménélas, son seul souci était de quitter son pays.
« Avant, c’était comme une obsession », avoue-t-elle. « En écoutant les nouvelles et en voyant la situation autour de nous, il n’y avait pas d’autre choix que de quitter le pays. Maintenant, en voyant mes amis revenir, j’ai eu une autre idée : me battre ».
Propriétaire d’un salon, elle figure parmi les jeunes haïtiens de plus en plus nombreux à se refuser à céder à la pression de leurs familles qui, par peur, leur enjoignent de quitter Haïti. Ces jeunes, plutôt que d’obtempérer, préfèrent autre chose : rester et créer leurs propres opportunités de travail.
Ménélas en a décidé ainsi pour une raison : un fils de ses voisins a été refoulé vers Haïti deux mois après avoir reçu de ses parents de l’argent pour refaire sa vie ailleurs.
« Les choses ont mal tourné, et il a perdu tout son argent », se désole Ménélas. « C’est à ce moment-là que je me suis mise à sa place et que j’ai commencé à penser à ce que je ferais si je perdais mon argent. J’ai commencé à me demander comment je pouvais gagner ma vie ici ».
Deux ans après cette décision qui a changé sa vie, Ménélas tient aujourd’hui un salon prospère proposant des services, au nombre desquels les soins du visage, le tressage de cheveux et les soins de manucure, auxquels s’ajoute une activité secondaire de vente de produits de maquillage et de vêtements. Lors des périodes achalandées – autour de Pâques, par exemple – elle emploie jusqu’à quatre personnes et aide à payer les frais de scolarité de son frère. Pourtant, selon Ménélas, le fait de tenir un business en Haïti attire pas mal de problèmes de sécurité.
« À tout moment, lorsque nous sommes au salon, quelqu’un peut arriver et nous demander de vider notre caisse enregistreuse, enlever un client, ou nous-mêmes, alors nous veillons les uns sur les autres, [et] nous nous aidons mutuellement sur le plan de la sécurité », confie Ménélas. « Nous ne pouvons pas dire que cela n’arrivera pas, mais au moins cela nous aide à nous sentir un peu rassurés lorsque nous sommes à l’intérieur du salon ».
Outre sa participation à un effort collectif pour assurer la sécurité des business voisins, Ménélas s’assure que son salon est toujours fermé à clé, que les visites se font uniquement sur rendez-vous et que les déplacements faits pour s’approvisionner sont soigneusement planifiés en tenant compte de la sécurité.
Dans un pays où le chômage des jeunes est, lit-on dans un rapport des Nations unies de 2020, un « facteur de déstabilisation qui touche 30 % des personnes âgées de 15 à 24 ans et qui contribue à la propagation des gangs armés et des réseaux criminels », nombre de jeunes ont du mal à envisager un avenir en Haïti et leurs perceptions aussi bien que leur loyauté sont, elles aussi, mises à l’épreuve face aux crises qui se succèdent.
L’assassinat du président, qui est intervenu en juillet 2021, a plongé le pays dans une crise politique, économique et humanitaire plus profonde. Le mois suivant, un séisme dévastateur a frappé, tuant 2 248 personnes. À la suite de ce séisme, si l’on en croit les estimations des Nations unies, plus de 40 % de la population aura besoin d’une aide humanitaire cette année.
En dépit de cette situation désastreuse, Cynthia Louis – étudiante en administration et commerce – qui tient un business de lingerie basé à Haïti, affirme que quitter le pays ne fera pas bouger la situation d’un iota.
« Si nous partons tous, qui va assurer la relève ? » se demande Louis. « C’est difficile de trouver du travail, mais il ne faut pas cesser de créer ».
Au cours des trois derniers mois et demi de 2021, plus de 13 000 Haïtiens adultes ont été refoulés vers le bercail, principalement des États-Unis, mais aussi des Bahamas, de Cuba, du Mexique et d’autres pays, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Selon l’enquête menée par cette organisation auprès de 383 personnes refoulées et choisies au hasard sur un total de 13 351, près de 70 % des adultes récemment refoulés sont âgés de 24 à 35 ans.
Aux dires de ceux qui restent en Haïti, on assiste à différentes initiatives et organisations qui aident et encouragent les jeunes à démarrer un business. En 2021, l’Association des volontaires pour la démocratie (AVD), une organisation haïtienne à but non lucratif créée en 2005 et ayant vocation à préparer les jeunes à des rôles de leadership, a organisé un concours avec des prix en espèces pour les meilleures idées de business.
Lunda Datus, directrice de la jeunesse et de l’insertion au ministère de la Jeunesse, des Sports et de l’Action civique, affirme que, malgré les initiatives ponctuelles et les formations en entrepreneuriat en faveur des organisations de jeunes et des individus, le ministère ne peut pas répondre aux besoins des jeunes du pays en l’absence d’efforts communs.
Selon un rapport 2020 de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), « les jeunes entrepreneurs [en Haïti] souffrent d’un manque d’assistance technique, de capital et de formation sur l’innovation ». Ce rapport préconise le développement de « programmes d’entrepreneuriat pour les jeunes qui encouragent l’innovation par le biais d’activités telles que les concours, l’assistance technique et les fonds de démarrage, sans oublier un soutien particulier aux jeunes femmes ».
Les jeunes entrepreneurs, comme l’indique ce rapport, se heurtent aux nombreux obstacles, parmi lesquels l’insuffisance de compétences, d’expérience, de fonds propres, de formation en entrepreneuriat et de réseaux.
Jimmy Victor, étudiant en gestion âgé de 23 ans, ne nie pas le manque d’opportunités pour les jeunes, avant d’ajouter que c’est la raison pour laquelle il a démarré son propre business. Se servant d’une moto à trois roues pour la vente d’eau, la réussite de ce business lui a permis d’investir dans un autre véhicule et d’employer deux personnes.
Selon Victor, les jeunes devraient rester et démarrer leur propre business, profitant ainsi à la communauté. « Bien que les choses soient difficiles, abandonner ne devrait pas être une option », fait-il savoir.
Entre-temps, Ménélas ne regrette rien.
« Je comprends que la vie est difficile ici, mais il faut que l’on crée quelque chose pour vivre », conseille-t-elle. Nous ne sommes pas en guerre, mais c’est bien nous qui nous empêchons de grandir et de prospérer. Nous rêvons tous d’un pays où tout va mieux ».
Anne Myriam Bolivar est journaliste à Global Press Journal en poste à Port-au-Prince, en Haïti.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Ndahayo Sylvestre, GPJ.