Uganda

Un désir de rebaptiser les rues et de restaurer l'histoire de l'Ouganda

Inspirés en partie par le meurtre de George Floyd aux États-Unis, certains Ougandais réclament que des changements soient opérés dans les espaces publics qui rendent hommage aux maîtres coloniaux du pays.

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A Drive to Rename Roads — and Reclaim Uganda’s History

NAKISANZE SEGAWA, GPJ OUGANDA

La rue Colville Street rend hommage à un administrateur colonial de Kampala qui aurait commis des atrocités contre les Ougandais sous la domination britannique. Les pétitionnaires souhaitent que le gouvernement change le nom de la rue.

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KAMPALA, OUGANDA — Kagayi Ngobi se souvient encore de la question énigmatique de son enseignant : « Quels sont les défis auxquels ont été confrontés les missionnaires, les explorateurs et les colonialistes britanniques en Ouganda ? »

Pourquoi, se demande Ngobi des années plus tard, l’enseignant n’a-t-il pas demandé comment ces étrangers avaient nui aux Ougandais ?

« Je savais que quelque chose clochait dans le programme d’histoire », dit Ngobi, 34 ans, les sourcils froncés avant d’ajouter : « Le programme d’histoire que nous avons aujourd’hui est un récit unique qui loue et raconte les expériences des colonialistes et de leurs agents et déresponsabilise l’histoire africaine. »

Ngobi — poète, avocat et enseignant à son tour — et des milliers d’autres Ougandais veulent que cette situation change.

Apollo Makubuya, avocat et auteur vivant à Kampala, a lancé en juin une pétition en ligne invitant le gouvernement à renommer les espaces publics, notamment les rues qui honorent les administrateurs de l’époque coloniale et la royauté britannique.

La pétition a déclenché des discussions à grande échelle sur la manière de remodeler une histoire nationale qui, selon certains historiens et enseignants, ignore les facettes les plus cruelles de la domination britannique et déforme l’histoire de l’Ouganda.

« Cette histoire affecte la confiance, l’identité et l’estime de soi », déclare Samwiri Lwanga Lunyiigo, auteur et ancien professeur d’histoire à l’université Makerere de Kampala, la capitale.

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NAKISANZE SEGAWA, GPJ OUGANDA

Kagayi Ngobi se promène sur la rue Dewinton Road, baptisée du nom d’un leader colonial. Ngobi, enseignant, poète et avocat, est en faveur de la renomination de ces rues et souhaite également que l’Ouganda révise son programme d’histoire.

Makubuya explique que l’idée d’une pétition lui est venue l’année dernière après des recherches menées sur l’histoire de l’Ouganda dans le cadre de la rédaction d’un livre. Il a constaté, dit-il, « combien nous connaissons ou célébrons peu nos leaders qui ont tant œuvré pour l’indépendance de notre pays. »

Makubuya a rendu publique sa pétition au début du mois de juin, quelques semaines après les protestations mondiales suscitées par la mort de George Floyd, un homme noir non armé tué par la police aux États-Unis. Selon la pétition, le tollé suscité par la mort de Floyd témoigne de « l’urgence de s’attaquer à toutes les formes d’injustice et de discrimination partout dans le monde ».

L’avocat a adressé la pétition, entre autres, au président ougandais, aux membres du Parlement et à l’entité Kampala Capital City Authority, en charge des opérations de la ville.

« Nous pensons que l’éradication des vestiges visibles d’une hégémonie coloniale des espaces publics est un point crucial du processus de décolonisation et de la fin d’une ère de domination et d’impunité », peut-on lire dans la pétition.

Makubuya cherche à obtenir de nouveaux noms pour les rues qui rappellent l’époque où l’Ouganda était un protectorat britannique, soit de 1894 à 1962.

Les noms des rues évoquent des administrateurs coloniaux tels que Frederick John Dealtry Lugard, le colonel Trevor Ternan, le colonel Henry Edward Colville et le général Francis de Winton.

Makubuya a remis sa pétition au président du Parlement, a été invité à participer à plusieurs émissions de télévision et a comparu devant les autorités de la ville. La pétition a recueilli plus de 5 700 signatures en ligne.

« Je signe parce que la vie des Noirs compte », a commenté Kiggundu Ahmed à propos de la pétition en ligne.

D’autres ont déclaré que la pétition n’était pas allée assez en profondeur.

Laban Jemba, un autre commentateur, a écrit : « Ma prière est que [cela] ne s’arrête pas à une simple renomination… mais que nous nous engagions dans la quête d’une indépendance COMPLÈTE… nous devons reconquérir notre culture. »

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NAKISANZE SEGAWA, GPJ OUGANDA

Roger Kakuwa, un conducteur de boda boda, voyage le long de Prince Charles Drive à Kampala. Kakuwa affirme qu’il ne voit pas en quoi Prince Charles est significatif dans l’histoire et la situation actuelle de l’Ouganda.

Selon Lunyiigo, le programme d’histoire de l’Ouganda offre une vision biaisée de l’ère coloniale. La plupart des écoliers ne savent pas que les Britanniques ont réprimé les protestations en semant la discorde entre les royaumes qui composaient l’Ouganda, dit-il, et qu’ils ont déclenché des guerres à l’origine de nombreux décès dus aux combats et à la famine.

Les Britanniques ont imposé leur religion, leurs vêtements et l’anglais, qui reste l’une des langues officielles de l’Ouganda. Ils ont également démantelé les structures sociales telles que les fermes traditionnelles, dit Lunyiigo.

« À l’école, les enfants sont punis pour avoir parlé leurs langues maternelles, on leur donne des leçons qui dépeignent les Africains et les leaders africains de l’époque coloniale comme des barbares, [et on leur] dit que la culture et la religion africaines étaient diaboliques », dit-il.

Ayebaale Allen, 37 ans, résidente de Kampala, a appris l’existence de la pétition en suivant les actualités et via les réseaux sociaux. Elle est favorable à une refonte du programme d’histoire, mais s’oppose au changement des noms de rue.

« La seule information que j’ai apprise sur [les Britanniques] est qu’ils ont introduit la civilisation, l’écriture et la lecture, ainsi que Jésus et les vêtements en coton et en soie », déclare Allen, avant d’ajouter : « Si nous renommons les rues, cela voudrait dire que certaines personnes qui ne sont pas allées à l’école n’auront jamais la chance de savoir qui était Frederick Lugard ou le colonel Colville. »

Les communautés sont à l’origine de la renommination des rues, explique Daniel Muhumuza Nuwabine, responsable par intérim des affaires publiques et institutionnelles de la ville. Il affirme qu’aucun quartier de Kampala n’a fait de demande en ce sens.

Un nouveau programme d’histoire serait le fruit du travail du Parlement et du National Curriculum Development Center, un organisme autonome sous la tutelle du ministère de l’Éducation et des Sports, responsable des programmes scolaires à tous les niveaux.

La directrice du centre, Grace K. Baguma, qui est au courant de la pétition de Makubuya, affirme que l’organisation réexamine régulièrement les programmes de toutes les matières. Cependant, elle estime que ceux qui souhaitent réviser le programme d’histoire doivent avancer des arguments plus solides.

« Nous attendons que des informations concrètes nous soient fournies », dit-elle, en référence aux allégations d’atrocités commises par les Britanniques à l’époque coloniale. « Où sont ces informations lorsque vous nous dites de changer le programme d’enseignement ? ».

Selon Lunyiigo, changer à la fois les noms des rues et le programme scolaire aiderait les Ougandais à se réapproprier leur histoire.

« Avoir des rues nommées en hommage aux colonialistes qui ont commis des crimes épouvantables, c’est les célébrer », explique-t-il, avant de préciser : « Nous ne devrions pas les célébrer. Par contre, nous devrions nous souvenir de leurs noms, lesquels devraient être représentés au musée. »

Nakisanze Segawa, GPJ, a traduit certaines interviews du luganda.