LUBERO, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : Ce jour-là, Jean de Dieu et son fils de 12 ans avaient passé la journée à décortiquer le maïs. N’eût été un jour autre que ce dimanche, il aurait été le moment de leur retour à la maison après leurs travaux champêtres. Le soir arrivant, ils se mirent à partager leur repas à base de farine, puis allèrent se coucher. Ensuite frappa ce triste sort : arrivée d’éléments des Forces démocratiques alliées qui finirent par les enlever.
Jean de Dieu, qui n’a accepté d’évoquer son calvaire que sous couvert de son prénom par crainte de représailles de la part des ADF, avait quitté Kirumba, dans le sud du territoire de Lubero, pour s’installer, avec son fils, dans la province de l’Ituri, au nord-est de la RD Congo, et ce, en 2017. Et pour cause : ils étaient en quête de terres agricoles. Il avait appris de la part d’un ami à lui que l’Ituri, sur les rives du lac Albert, était plus fertile. On lui avait dit qu’y pratiquer l’agriculture était non seulement facile, mais aussi plus rentable.
D’autres agriculteurs, tout comme lui, s’étaient installés dans cette région en quête de terres fertiles. Chacun disposait d’une petite parcelle. Au début, la vie était belle. Ils étaient originaires de différentes régions du pays et pourtant vivaient comme une famille, partageant leurs repas et s’entraidant pour le travail de leurs terres.
Il y a plusieurs mois, Jean de Dieu était enlevé. À sa rencontre, nous le voyons assis à l’extérieur de sa maison à Kirumba en train de lire attentivement un opuscule religieux comme pour y chercher du réconfort. Ce père de quatre enfants est un homme soigné qui garde ses vêtements repassés et ses cheveux bien peignés. Son menton, lui, est posé entre ses deux mains ouvertes sur ses joues. Il parle d’une voix douce et il est rare qu’il nous regarde dans les yeux. Parfois, il force un sourire. Il n’a pas encore oublié les événements de septembre 2021.
Cette nuit-là, Jean de Dieu ne savait pas que les ADF allaient arriver. Ce n’est que lorsqu’elles étaient déjà devant sa porte qu’il fut témoin de cette réalité. Il a réveillé son fils, qui dormait à côté de lui. « Ils nous ont obligés d’ouvrir la porte », raconte-t-il. « [Ils] ont pillé mes poulets et ma nourriture ».
Ce fut la dernière nuit de liberté pour Jean de Dieu et son fils, car ils allaient passer les trois mois suivants en captivité en pleine forêt, et ce, aux mains des ADF.
Créé en 1995, le groupe ADF reste, depuis des décennies, l’un des groupes armés les plus meurtriers de l’est de la RD Congo. Ses premiers membres appartenaient à la secte Tabligh, un mouvement actif en Ouganda depuis les années 1970, dont l’objectif est de raviver les valeurs et les pratiques de l’islam.
Au fil des ans, le groupe ADF a fait sa mue et s’est allié avec d’autres groupes armés. Son alliance importante a été celle conclue avec un groupe rebelle ougandais laïc, l’Armée nationale pour la libération de l’Ouganda (NALU). À en croire un rapport de l’International Crisis Group, Mobutu Sese Seko, qui a dirigé le Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo, entre 1965 et 1997, a soutenu cette alliance dans sa bataille contre le gouvernement du président ougandais Yoweri Museveni, qui avait tenté de le renverser en 1996.
Quoique d’origine ougandaise, le groupe ADF opère en grande partie dans les régions montagneuses de l’est de la RD Congo dans lesquelles ses membres participent à des activités de commerce transfrontalier et ont noué des liens avec d’autres groupes armés et des communautés locales.
On en sait peu au sujet du fonctionnement interne et des motivations des ADF, et ce, du fait de leur caractère secret et de leur stricte discipline, lit-on dans un rapport conjoint du Groupe d’étude sur le Congo (GEC), un programme de recherche du Center on International Cooperation de l’Université de New York. Toutefois, lit-on encore dans ce rapport, des informations provenant de transfuges et de vidéos sur des réseaux de médias sociaux privés suggèrent que ce groupe a tenté de s’aligner sur d’autres mouvements djihadistes, parmi lesquels Boko Haram, Al-Shabaab, Al-Qaïda et le groupe État islamique en Irak et en Syrie.
Le groupe ADF a, dans un premier temps, entretenu des relations cordiales avec des communautés congolaises mais a fini par devenir plus agressif au fil du temps, souvent en réponse aux attaques de l’armée congolaise, révèle le rapport conjoint du Groupe d’étude sur le Congo.
Depuis janvier 2019, le groupe a fait environ 2 millions de déplacés (certains parmi eux ayant été déplacés plus d’une fois) en Ituri et au Nord-Kivu. À en croire le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH), les ADF ont, en 2021, tué au moins 1 259 personnes (958 hommes, 262 femmes et 39 enfants), ce qui représente une augmentation de l’ordre de 48,29 % par rapport à 2020.
En mars 2021, les États-Unis ont inscrit ce groupe sur leur liste d’organisations « terroristes » étrangères.
Les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) se sont efforcées de démanteler ce groupe. Dans leurs opérations menées en 2014, elles ont infligé d’importantes pertes aux ADF. Nombre de combattants de ce groupe ont été tués, et des centaines d’autres se sont rendus, lit-on dans un rapport du BCNUDH.
Le président Félix Tshisekedi a, en date du 30 avril 2021, décrété l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri. En novembre, les FARDC ont également lancé des opérations militaires conjointes avec l’armée ougandaise dans la région de Beni, au Nord-Kivu.
Mais ces efforts n’ont, pour la plupart, pas porté leurs fruits. Les ADF n’ont fait qu’augmenter leurs activités. Aussi ont-elles modifié leur modus operandi, car non seulement dirigent-elles leurs attaques contre des positions militaires, mais en plus, elles s’attaquent à des villages. Selon le Baromètre Kivu Security Tracker, une initiative de cartographie de la violence mise en place par Human Rights Watch, une organisation non gouvernementale américaine, et l’Université de New York, la sécurité des civils n’a fait que se détériorer pendant l’état de siège.
Le groupe a élargi sa zone d’influence vers le nord dans les territoires de Mambasa et d’Irumu dans la Province de l’Ituri. Entre novembre 2021 et janvier 2022, ses combattants ont tué 230 civils au Nord-Kivu et en Ituri, selon le BCNUDH.
Les enlèvements sont l’un des éléments qui façonnent le modus operandi des ADF. En 2020, ce groupe a, toujours selon le BCNUDH, enlevé au moins 534 personnes, dont au moins 39 enfants, utilisant beaucoup d’entre elles pour des travaux forcés dont le transport de biens pillés, le travail dans des plantations ou la participation aux combats.
Aujourd’hui âgé de 48 ans, Jean de Dieu se souvient des années d’avant-ADF. « Nous étions sans peur. Nous nous promenions même la nuit », se remémore-t-il. Aujourd’hui, le groupe a fini par se muer en une source intarissable de peur.
La nuit suivant son enlèvement et celui de son fils par les ADF, ils ont marché pendant plusieurs kilomètres dans la forêt, engloutis par l’obscurité et relevaient de toutes catégories d’otages confondues : des hommes, des femmes, des enfants et même des bébés. Certains avaient été enlevés dans le village de Jean de Dieu. En chemin, ils rencontraient d’autres otages, le groupe voyant ses rangs grossir. Les ADF utilisaient leur proies pour transporter le fruit de leurs pillages dans les villages situés à proximité.
« Quiconque se fatiguait était tué », révèle-t-il. Il était inquiet pour son fils et l’aidait à porter les bagages qui lui étaient confiés.
Ils étaient logés dans des camps temporaires. Les enfants vivaient dans des locaux distincts de ceux des adultes. Pour manger, ils ne misaient que sur le pillage dans des champs abandonnés par les civils qui avaient fui, craignant les ADF. Parfois, les otages étaient obligés de faire des travaux champêtres. Même les enfants n’étaient pas épargnés par ce triste sort. Pas un seul jour ne se passait sans que Jean de Dieu s’inquiète pour son fils et se demande pourquoi le monde se montre si injuste envers les innocents.
Plusieurs jours se sont écoulés. Les nuits, elles aussi, se sont succédé. Selon Jean de Dieu, il a commencé à s’habituer à ce genre de vie. « Les ADF nous parlaient, nous leur parlions et nous nous parlions aussi », fait-il savoir. Pourtant, le dernier mot appartenait aux ADF.
Il a vu des choses qu’il souhaite oublier : des corps sans vie dans la forêt, des otages tués ou mutilés sous les yeux des autres pour inspirer la peur.
De retour à la maison, Kanyere, la femme de Jean de Dieu, qui n’a accepté de se confier que sous couvert de son nom de famille, car craignant pour sa sécurité, a fini par s’inquiéter. Elle avait pris l’habitude de lui parler régulièrement au téléphone depuis qu’il avait déménagé en Ituri, la laissant s’occuper de leurs trois autres enfants. Mais sept jours venaient de s’écouler sans que son téléphone soit joignable. « Je ne dormais plus », avoue-t-elle.
Des rumeurs circulaient dans son village selon lesquelles son mari et son fils avaient été enlevés. Vu ce qu’elle savait des ADF, elle n’avait aucun espoir de les voir revenir sains et saufs. Ce sont des coupeurs de gorge, se désespère-t-elle. Tomber dans leurs filets est synonyme d’infime chance de survie.
Après plusieurs jours sans nouvelles de lui, la famille se disait que Jean de Dieu et son fils n’étaient plus en vie. « Nous avons organisé un deuil en famille », confie Kanyere, 46 ans. Ils ont organisé des activités funéraires, y compris une messe.
Jean de Dieu a du mal à estimer combien de temps ils ont voyagé avant l’arrivée des secours. Mais il se souvient qu’ils revenaient d’une campagne de pillage lorsqu’ils ont entendu des coups de feu. « C’était pour nous un délire », dit-il. Beaucoup d’otages en ont profité pour s’échapper.
Plus tard, les FARDC ont transporté les otages libérés à bord de leurs véhicules, dit-il. « Nous sommes arrivés à Beni, puis à Butembo », raconte Jean de Dieu. « Finalement, j’étais chez moi à Kirumba ».
Le jour du retour de son mari, sa femme n’a pas pu le reconnaître. Selon elle, il avait perdu du poids et ressemblait à quelqu’un souffrant d’une maladie chronique. Malgré cela, elle était folle de joie. « J’ai pleuré de joie », confie-t-elle. « Je ne pouvais pas le croire, mais c’était réel ».
Lorsque Jean de Dieu a appris que sa famille avait déjà fait son deuil et celui de son fils, il n’a pas pu retenir ses pleurs. « J’ai compris que chacun meurt le jour fixé par Dieu. Je serais déjà mort », dit-il.
Bien qu’il ait ressenti un certain soulagement, son fils était toujours captif. Il apprendra par la suite que son fils avait été secouru lors de l’une des opérations militaires conjointes entre l’Ouganda et la RD Congo et qu’il était pris en charge par le Comité international de la Croix-Rouge à Beni.
Kaniki Salomon, porte-parole du Cercle international pour la défense des droits de l’homme, la paix et l’environnement (CIDDHOPE), une organisation locale à but non lucratif qui œuvre en faveur de la promotion des droits de l’homme, affirme que la communauté internationale doit unir ses forces pour démanteler le groupe ADF, qui, selon lui, est une organisation « terroriste ». Le groupe, s’insurge-t-il, a rendu ses zones d’opération invivables, interrompant la vie normale. Les écoles, les églises et les marchés sont aujourd’hui à l’arrêt en raison de l’insécurité croissante, s’alarme-t-il.
Selon Salomon, le gouvernement congolais n’a pas encore déployé suffisamment d’efforts pour éradiquer ce groupe. « Si le gouvernement pouvait s’engager activement à traquer ces rebelles, aujourd’hui, nous n’allions plus entendre d’eux », rassure-t-il.
Quoiqu’ il ne nie pas que les ADF semblent intensifier leurs activités, Anthony Mualushayi, porte-parole des opérations militaires dans le territoire de Lubero et à Beni, affirme que l’armée s’est employée activement à les démanteler. « L’armée continuera à faire de son mieux pour rétablir la paix et libérer les otages ».
À l’en croire, leurs opérations militaires ont permis de sauver au moins 55 otages des griffes de ce groupe armé.
Or, tout comme Salomon, Jean de Dieu est d’avis que le gouvernement ne s’est pas encore pleinement engagé à éradiquer les ADF. Selon lui, on ne s’est pas encore penché sur la question avec beaucoup de détermination. Si le gouvernement parvenait à renforcer ses efforts et à s’y atteler de toute urgence, il pourrait réussir.
Depuis son retour à la maison, sa santé physique et mentale s’est détériorée. Son intention, une fois guéri, est de reprendre ses activités agricoles, mais jamais en Ituri.
Son fils a été ramené à la maison par le Comité international de la Croix-Rouge, mais son état de santé mentale s’est lui aussi dégradé. Il éprouve des difficultés à l’école. Souvent, il choisit de s’asseoir près de son père, comme s’il craignait de le perdre.
Merveille Kavira Lungehe est journaliste à Global Press Journal. Elle vit à Kirumba, en République démocratique du Congo.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Ndahayo Sylvestre, GPJ.