KALEHE, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : Chaque jour, Jérémie Lushambo, 72 ans, se rend à la rivière Kabushungu. Et pour cause : prier pour plus de 50 membres de sa famille disparus dans les eaux de cette rivière au cours de la dernière saison des pluies.
« Je viens ici chaque fois pour demander à Dieu d’accueillir les âmes de mes enfants et petits-enfants qui sont morts ici », dit-il, son regard fixé sur la rivière. « Car même si j’ai pu retrouver les corps de certains, les autres ont été emportés par cette rivière ».
En mai dernier, des pluies diluviennes ont frappé Bushushu, Nyamukubi, Luzira et Chabondo, quatre localités reculées situées sur les rives du lac Kivu, à la frontière avec le Rwanda. Plus de 440 vies fauchées et des milliers d’autres personnes portées disparues, c’est le triste bilan de quatre rivières de la région sorties de leur lit, provoquant inondations et coulées de boue. La Croix-Rouge estime à 1 200 le nombre de maisons détruites alors que l’on compte plus de 4 600 ménages touchés.
Des pluies diluviennes et des inondations, ce n’est pas chose rare dans le territoire de Kalehe, mais l’impact des pluies torrentielles de mai a été sans précédent. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a déclaré que ces inondations constituent une « nouvelle illustration d’une accélération du changement climatique ».
Les experts en environnement affirment que c’est à la déforestation qu’incombe une part de responsabilité dans cette catastrophe. « Les hauts plateaux de Kalehe ont été déboisés pendant des décennies sans que l’on ait songé à les reboiser », dit Boris Hamuli, agronome basé à Bushushu. « Le sol est donc exposé et vulnérable à l’érosion pendant la saison des pluies, ce qui provoque des inondations sans précédent dans nos localités ».
Pour empêcher une nouvelle catastrophe, l’administration locale a donné en juin dernier le coup d’envoi de sa campagne de plantation de 1 000 arbres sur les collines dénudées autour des quatre localités frappées par ces inondations.
Au moins 150 volontaires issus des communautés locales – principalement des jeunes âgés de 18 à 30 ans –, accompagnés d’agronomes, ont planté 800 arbres, tels que des grevilleas, des casuarinas et des podocarpus. « C’est un pas vers un avenir où l’environnement est protégé », dit Thomas Bakenga, administrateur du territoire de Kalehe, à la tête de la campagne.
Constatant à quel point les arbres portent en eux le potentiel de contribuer à la prévention d’une autre catastrophe, Simeon Rulinda, 47 ans, s’est résolu à se joindre aux efforts de reboisement. La plantation d’arbres, il la voit comme un moyen de faire son deuil. Les inondations qui ont frappé Bushushu ont tué deux enfants de Rulinda et leur cousin et provoqué l’effondrement de la maison qui servait de leur demeure, et personne à son intérieur n’a eu la vie sauve.
« Lorsque j’ai perdu deux de mes cinq enfants, j’ai été submergé par le chagrin, et le reboisement est devenu pour moi une sorte de thérapie », dit Rulinda. « Cela m’occupe et je ne pense pas trop à la tragédie qui nous a frappés. Je pense plutôt à un avenir meilleur pour la prochaine génération grâce aux arbres que nous plantons ».
Rien qu’entre 2015 et 2022, le territoire de Kalehe a perdu plus de 420 kilomètres carrés de couvert végétal, selon les données de Global Forest Watch, mais la déforestation remonte à plusieurs décennies. « Ces montagnes et ces collines étaient autrefois boisées », dit Bakenga, parlant de la région riveraine du lac Kivu. « Mais la croissance démographique a entraîné la déforestation pour la construction de maisons, l’agriculture, la collecte de bois de chauffage et la production de charbon de bois à des fins commerciales ».
Au dire des habitants, les forêts constituent leur principale source de survie. Et pour cause : d’autres opportunités d’emploi leur font défaut.
« La déforestation a affaibli le sol au fil du temps, jusqu’à ce qu’une coulée de boue provoquée par de fortes pluies entraîne la catastrophe qui a endeuillé nos localités », dit Mastor Rubambiza, superviseur de l’environnement et du développement durable à Kalehe.
Ayant pris part à la campagne de reboisement, Jackson Shamamba, agronome et ingénieur à Kalehe, dit qu’il est essentiel de préserver les forêts tropicales primaires, comme celles de Kalehe, car elles constituent l’un des plus grands réservoirs de carbone de la planète. « Au fur et à mesure qu’ils [les arbres] poussent, ils stockent le carbone dans leurs racines et leurs troncs et rejettent dans l’atmosphère l’oxygène dont nous avons besoin pour respirer », dit Shamamba. « Ce processus, qui a assuré notre survie sur Terre pendant des années, doit être maintenu, et c’est à nous de le faire en laissant les plantes pousser ».
La RDC, qui abrite d’immenses forêts tropicales, est souvent considérée comme le deuxième poumon de la planète (après l’Amazonie), mais elle compte également parmi les pays les plus touchés par la déforestation. En 2022, le pays a perdu plus de 500 000 hectares de ses forêts. Selon Global Forest Watch, cela a résulté, entre autres causes principales, de l’agriculture et de la production de charbon de bois.
Bakenga et Shamamba sont convaincus que la mobilisation de la communauté locale contribuera également à sensibiliser aux conséquences de la déforestation.
Quoiqu’il faille attendre entre deux et dix ans pour voir un arbre passer du jeune plant à l’arbre adulte, la campagne a déjà influé sur certains volontaires quant à leur façon de percevoir les forêts locales.
Immaculée Maisha, âgée de 28 ans et originaire de Nyamukubi, qui fait partie des localités ayant payé le plus lourd tribut aux coulées de boue, a pris part activement aux efforts de reboisement. « J’ai grandi en voyant mes aînés couper des arbres pour diverses raisons, notamment pour construire des maisons et cuisiner, et je considérais cela comme normal », dit-elle. « Mais aujourd’hui, je comprends mieux que quiconque à quel point il est important d’avoir des arbres ».
La catastrophe est survenue en mai dernier, mais Maisha s’en souvient comme si c’était hier. Ce qu’elle a vu la hante encore.
« Nous vivions au pied des collines, qui sont couvertes d’énormes rochers. La plupart des victimes ont été tuées par de gros rochers qui sont descendus de la montagne et ont tout écrasé sur leur passage. C’était terrible », dit-elle. Pour certains, courir pour fuir a sauvé leur vie, mais ceux qui n’en ont pas eu la force, parmi lesquels les personnes âgées, les malades et les enfants, ont été ensevelis sous une coulée de rochers et de boue. « Des cris de gens, des pleurs d’enfants, le bruit de pierres qui s’entrechoquaient et détruisaient des maisons, j’en fais encore des cauchemars ».
Maisha a perdu 26 membres de sa famille, dont sept frères et sœurs et 19 cousins. Et, comme si cela ne suffisait pas, sa grand-mère et son grand-père, avec qui elle vivait, n’ont pas eu la vie sauve, car ne pouvant pas courir pour se sauver. Ils étaient à la maison lors de l’effondrement de leur demeure.
Ce fut un jeudi, jour de marché où la localité connaît un afflux de gens venus des zones voisines pour y faire des affaires, que la tragédie s’abattit sur Nyamukubi. Le marché, mais aussi 500 maisons, une église, une mosquée et de nombreux autres édifices ont été emportés.
« Les arbres auraient dû limiter les dégâts. Malheureusement, lorsque nous parlons de l’importance de planter des arbres, les gens n’écoutent pas, et ce genre de catastrophe en résulte », dit Rubambiza.
La réglementation de l’exploitation forestière relève du ministère de l’Environnement et Développement durable. Les exploitants forestiers artisanaux sont assujettis à une taxe sur la coupe de bois de 1 800 francs congolais par hectare pour les activités non agricoles et de 300 francs par hectare pour les activités agricoles. Quoique, au dire de Rubambiza, l’abattage d’arbres sans autorisation soit illégal, les habitants ont longtemps ignoré la loi.
« Il était autrefois difficile de les convaincre des dégâts causés par la déforestation, mais aujourd’hui la situation est différente et, malheureusement, la population a compris cela de la pire façon possible », dit Rubambiza.
On a assisté à l’inondation de champs et à la destruction de récoltes, ainsi qu’à leur corollaire pour les agriculteurs : perte de leurs moyens de subsistance. Aujourd’hui, la majorité de la population des quatre localités touchées par les inondations est en situation d’extrême pauvreté et il lui est difficile d’avoir assez à manger.
Au dire de Rubambiza, près de 500 familles ayant perdu leurs maisons se verront offrir des zones de réinstallation dans un endroit où elles pourront cultiver des champs et élever du bétail. Cela leur permettra d’atteindre l’autosuffisance et leur survie cessera de dépendre de l’abattage d’arbres.
« Nous sommes en train de chercher un endroit idéal pour les personnes qui ont subi le désastre causé par l’érosion – un endroit où elles pourront compter sur l’agriculture et l’élevage comme source de revenus », dit Bakenga.
En attendant, de nombreuses personnes ont trouvé des abris dans un camp de personnes déplacés internes au centre de Kalehe, mais y vivent en situation de précarité. Au dire des habitants, les rations alimentaires qui leur sont fournies demeurent insuffisantes et il est difficile de trouver le sommeil dans leurs abris de fortune recouverts de bâches.
Germaine Mwavita, 52 ans, a quitté Bushushu en mai dernier à la suite de fortes pluies qui ont provoqué des glissements de terrain ayant englouti sa maison et fait plusieurs morts parmi ses membres de famille. « Nos champs ont tous été détruits, et il n’est pas facile de trouver de quoi manger ici, et l’aide que nous recevons des ONG ne nous suffit pas », dit-elle. « Nous avons tout perdu à cause de l’érosion et nous ne savons pas si nous nous en remettrons un jour ».
Au dire de Mwavita, elle consciente de l’importance du reboisement, mais pointe du doigt son manque de force physique qui l’empêche de se mettre à l’œuvre avec les volontaires pour la plantation d’arbres.
D’autres qui éprouvent encore des difficultés à subvenir à leurs besoins de base s’impliquent activement dans cette campagne. Anaclet Mirindi, un habitant de Bushushu âgé de 51 ans, a vu les inondations faucher la vie de ses oncles et cousins. Sa maison a été détruite, elle aussi, par des glissements de terrain. Mirindi a survécu par un heureux hasard qui, lors de la frappe par la catastrophe, a voulu que lui, sa femme et ses enfants soient dans une localité voisine où ils rendaient visite à l’une des familles. Aujourd’hui, Mirindi plante des arbres, car il est convaincu d’une chose : c’est un investissement pour l’avenir.
« Les agronomes nous ont dit que nous devons planter des arbres pour éviter une telle catastrophe à l’avenir. Notre volonté de le faire signifie que nos enfants ne subiront pas le même sort », dit Mirindi. « Nous devons protéger la génération future ».