PORT-AU-PRINCE, HAÏTI : pendant des générations, la famille Joseph a élevé des porcs. À l’âge de 8 ans, Rony Joseph a rejoint l’entreprise familiale dans l’intention de perpétuer leur héritage.
À 25 ans, il assiste impuissant à la maladie et à la mort de ses animaux, un par un.
Il est possible d’en sauver quelques-uns, mais aucun vétérinaire ne veut venir les examiner dans sa ferme. Les remèdes maison visant à réduire la fièvre, comme les concoctions de pois d’Angole et de feuilles de margousier, ne sont pas à la hauteur du dernier fléau qui sévit en Haïti : la peste porcine africaine, un virus très contagieux contre lequel il n’existe aucun vaccin et qui a refait surface après une trêve de quatre décennies.
« J’ai été éleveur de porcs toute ma vie. J’ai commencé à travailler à la ferme porcine de mon père quand j’étais très jeune et j’ai tout appris à l’époque », raconte Joseph, avant de préciser : « J’avais huit truies, mais aujourd’hui, il ne me reste plus que trois porcelets. »
Les catastrophes naturelles, l’instabilité politique, les groupes armés et la pandémie du coronavirus secouent Haïti depuis trois ans. Cependant, pour ses éleveurs de porcs, la plus grande menace imminente est le retour de la peste porcine africaine, aggravé par la pénurie de vétérinaires aptes et disposés à leur rendre visite.
En novembre, Junior Pierre-vil, l’un des voisins de Joseph, a perdu ses 11 porcs. Il n’a même pas pris la peine d’essayer de se rendre à la clinique vétérinaire la plus proche, dans la banlieue de Diquini, car il dit ne pas avoir les moyens pour les dédommager pour la violence à laquelle ils s’exposeraient sur le trajet de 14,5 kilomètres (9 miles).
« L’insécurité est un fléau », dit Pierre-vil.
L’élevage de porcs et la cuisine à base de porc sont profondément ancrés dans l’histoire et la culture haïtiennes. Avec plus d’un Haïtien sur quatre vivant sous le seuil de pauvreté international de 1,90 $ par jour en 2021, à en croire les données de la Banque mondiale, les porcs constituent une forme de monnaie à part : un porc adulte peut rapporter 30 000 gourdes (environ 260 $). Les prix ont également augmenté en raison de l’impact de la grippe porcine sur le ravitaillement. L’année dernière, un porcelet coûtait 2 500 gourdes (environ 21,50 $). Actuellement, il vaut 5 000 gourdes (environ 43 $).
Selon les estimations, le pays compte environ 800 000 porcs. Les virus de la grippe porcine se transmettent entre les animaux par les sécrétions, notamment l’urine et la salive. Il n’existe aucun traitement ou vaccin efficace contre la variante africaine ; les porcs infectés doivent être tués pour éviter toute propagation.
Le 20 septembre 2021, la présence de la peste porcine africaine a été confirmée suite à des prélèvements effectués un mois plus tôt dans une ferme d’Anse-à-Pitre, une commune du sud-est d’Haïti. La ferme comptait 2 500 animaux suspects, dont 234 sont morts par la suite et 750 ont été tués. Face à cette situation, le ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement urbain a décrété l’état d’alerte et mis en place un certain nombre d’initiatives (notamment une formation accrue du personnel, une identification précoce et une gestion efficace des foyers de contamination) et la mise à mort des porcs de 80 fermes infectées. Entre septembre 2021 et mai 2022, des inspections ont été réalisées dans plus de 4 000 fermes porcines, avec un taux de positivité à la peste porcine africaine près de 27 % ; plus de 4 700 animaux sont morts ou ont été tués, dont 529 porcs infectés par le virus, indique le Dr Haïm Joseph Corvil, coordinateur de l’unité de protection sanitaire au ministère de l’Agriculture.
Lors de l’épidémie de la peste porcine africaine des années 1980, le gouvernement haïtien a ordonné le massacre de tous les porcs, tuant entre 387 000 et 1,3 million d’animaux. Cette fois-ci, le pays envisage une réponse moins dévastatrice sur le plan économique, déclare Charles Pierre-Charlemagne, directeur du département de la quarantaine au ministère de l’Agriculture.
« Nous adoptons maintenant une approche beaucoup plus prudente en sensibilisant les agriculteurs et en prélevant des échantillons plus souvent, afin de détecter tôt l’épidémie de peste porcine africaine », explique-t-il.
Même si les éleveurs affirment que la crise a mis en évidence la nécessité de renforcer les services vétérinaires, « la pénurie de vétérinaires n’est pas à blâmer » en ce qui concerne l’épidémie actuelle, affirme-t-il. La priorité, poursuit-il, doit être d’améliorer la collecte de données du pays et ses politiques de sécurité et de surveillance pour l’élevage.
« On n’est pas organisé », dit-il. « Il n’y a pas d’aide du gouvernement pour établir des bases de données pour connaître le nombre de porcs par département, la répartition [de la population porcine] et les unités d’élevage ».
Joseph Norelus Pierre, vétérinaire et ancien directeur du département de l’Élevage et de la Santé animale du ministère de l’Agriculture, affirme que bon nombre de ses collègues ont choisi d’émigrer pour leur propre sécurité. Pour sa part, il a décidé de rester pour l’instant, malgré le fait qu’il y a trois ans, affirme-t-il, une équipe d’agents vétérinaires sous sa supervision a été attaquée et s’est fait voler lors d’une campagne de vaccination contre la rage à Cité Soleil, une commune de Port-au-Prince.
Pourtant, en théorie, les chiffres se sont améliorés depuis la dernière épidémie de peste porcine africaine. En 1986, le pays ne comptait que quatre médecins vétérinaires en tout. Aujourd’hui, ils sont 70 vétérinaires, chargés de superviser environ 1 565 agents vétérinaires, qui sont des personnes ayant reçu une formation de base auprès d’organisations à but non lucratif ou de l’école vétérinaire de l’Université d’État d’Haïti.
Selon Rosalie Moise Germain, directrice de l’organisation à but non lucratif qui soutient à la fois la santé animale et les éleveurs, Veterimed a formé plus de 1 500 agents vétérinaires depuis 1991. Autrefois, il existait deux ou trois agents vétérinaires pour chacune des 571 sections communales du pays, mais au cours de la dernière génération, des dizaines d’entre eux ont pris leur retraite, émigré ou changé de carrière, dit-elle. Il est nécessaire de dresser un inventaire de tous les agents vétérinaires existants, y compris de leurs localisations et de leurs niveaux de formation, en plus de déployer des efforts pour former une nouvelle génération, dit-elle.
Sainclus Joseph, agent vétérinaire depuis plus de 10 ans à Port-au-Prince, estime que le problème réside dans le fait que les éleveurs haïtiens ne veulent ou ne peuvent pas prendre en charge les soins vétérinaires, même lorsque des médecins sont disponibles. Ils attendent du gouvernement qu’il s’acquitte des traitements au titre de l’intérêt national, ou encore, certains ignorent l’efficacité des médicaments et des traitements préventifs, ajoute-t-il.
« Nourrir les porcs est important, mais il existe également des mesures préventives pour certaines maladies », explique Joseph, ajoutant que « c’est coûteux, mais clairement efficace et sûr. »
Dieuseul Juste, un fermier de 65 ans de la zone de Rivière Froide à Carrefour, conteste ce point de vue et déclare qu’il a déployé beaucoup d’efforts pour tenter de trouver de nouveaux vétérinaires ou agents vétérinaires, tant à titre personnel qu’en tant que coordinateur d’une organisation de fermiers, Neg Vanyan. Selon lui, les médecins ont peur d’être attaqués ou kidnappés s’ils sortent de leurs quartiers.
« J’ai passé des nuits à me demander ce que je devais faire. Je n’ai pas d’animaux, pas d’espoir », déclare Mezira Joseph, le père de Rony Joseph, qui exploite une ferme dans les environs et a perdu près de 20 porcs à cause de la peste porcine africaine au cours de l’année dernière. Il a ensuite ajouté : « C’est difficile d’être dans ce genre de situation où vous ne pouvez rien faire et réaliser que tous vos gains ont disparu, juste comme ça. »
Jusqu’à ce qu’ils puissent économiser pour acheter plus de bétail, les éleveurs de porcs subsistent en cultivant des légumes, souligne-t-il.
Toutefois, même s’ils peuvent renflouer leurs enclos, ils resteront dans une position précaire si les soins vétérinaires ne sont pas disponibles la prochaine fois qu’une maladie éclatera.
« Ce dont nous avons besoin, c’est que les jeunes de notre communauté suivent une formation d’agents vétérinaires », explique Mezira Joseph, avant de préciser : « De cette façon, nous pourrions avoir accès aux vaccins et protéger nos animaux d’élevage contre les virus de la grippe et d’autres maladies. C’est ce que nous espérons. »
Anne Myriam Bolivar est journaliste à Global Press Journal en poste à Port-au-Prince, en Haïti.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Christelle Yota, GPJ.