CAP-HAÏTIEN, HAÏTI — En 2010, le petit ami d’Eunode Eustache Cénatus l’a invitée à une cérémonie vodou. Bien que née dans une famille chrétienne, elle a accepté l’invitation et a continué à assister à des cérémonies similaires tous les dimanches. Les deux étaient alors étudiants à l’Université de Port-au-Prince et se marieraient plus tard.
Environ un an après avoir commencé à assister aux cérémonies, Cénatus, 37 ans, dit avoir commencé à ressentir la présence des loas. Les loas (ou lwa en Créole Haïtiens) sont des esprits vénérés par les vodouisants ou les personnes qui pratiquent le voudou (ou vodou). Le loa lui rappela qu’elle était l’une des choisies, et qu’elle était née pour être Mambo, ou prêtresse vodou.
« Je ne le savais pas avant, mais on nait Mambo, on ne le devient pas, » dit Cénatus.
En 2012, Cénatus fonde la Maison Dahomey, une société de personnes pratiquant le voudou, et en devient la Mambo. Elle dirige la société avec son mari, qui en est aussi le Hougan (prêtre voudou). Dans la société, Cénatus enseigne les pratiques religieuses et culturelles du voudou.
« Quand je suis adonbrée, c’est comme si je suis possédée par des esprits qui me dictent ce que dois dire ou faire. Quelquefois, j’en suis consciente mais d’autre fois je perds toute connaissance et souvenir de ce que je fais ou ce que je dis jusqu’à ce que je ne sois plus adonbrée. »
Cénatus estime que diriger la société Maison Dahomey est la mission de sa vie. En 2021, elle a refusé un poste gouvernemental lucratif qui l’aurait obligée à déménager à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, parce que ses loas n’étaient pas d’accord et parce qu’elle ne pouvait pas gérer la société pendant son absence.
Bien qu’historiquement marginalisé, le voudou (ou vodou), une religion haïtienne originaire d’Afrique de l’Ouest selon les suppositions, est de plus en plus répandue au Cap-Haïtien, la deuxième plus grande ville d’Haïti, sur la côte nord. Des jeunes, même issus de religions chrétiennes, affirment désormais ouvertement leurs croyances vodous et rejoignent des sociétés telles que la Maison Dahomey, qui compte plus de 500 membres. Environ 300 d’entre eux ont moins de 30 ans.
Selon Paul Michelin Jules, président du conseil d’administration de la société vodou Legphibao, même si les sociétés vodous ont toujours existé au Cap-Haïtien, ces dernières années ont vu une augmentation du nombre de pratiquants, notamment parmi la génération des jeunes. Par exemple, 55 % des 800 membres de la société Legphibao Vodou ont moins de 30 ans.
Selon des sources interrogées par le Global Press Journal, la ville compte aujourd’hui près d’une douzaine de sociétés vodous.
Étant donné que le voudou est né d’une société où les esclaves n’apprenaient ni à lire ni à écrire, une grande partie de son histoire n’est pas écrite. Certains chercheurs font cependant remonter ses racines à la traite transatlantique des esclaves au début des années 1500, lorsque les colons espagnols et français ont amené des esclaves africains en Haïti pour travailler dans les plantations de canne à sucre.
De nombreux esclaves parlaient des langues différentes et avaient des religions différentes. Le voudou est apparu comme un système syncrétique de croyances qui a adopté des éléments de ces différentes pratiques religieuses. Les esclaves le pratiquaient principalement en secret, loin du regard vigilant des propriétaires et des administrateurs de plantations, selon une étude publiée en 2001 dans la revue Comparative Studies in Society and History.
Durant la Révolution haïtienne de 1791 à 1804, lorsque les Haïtiens se sont révoltés contre la domination coloniale française, cette religion adaptée a joué un rôle important, selon l’anthropologue et sociologue Jocelin Bertil. Le vaudou offrait aux esclaves un espace de rencontre et de réflexions politiques et culturelles. C’était également une plateforme permettant aux partisans de l’indépendance de partager leurs idées. Cela a alimenté la révolution haïtienne, qui a été la première révolte d’esclaves réussie du monde.
« Pour ces noirs venus de différents pays et tribus, le voudou n’était pas seulement un moyen de communication, mais aussi un moyen de résister à l’esclavage et à l’oppression. C’est en grande partie grâce au voudou qu’ils allaient parvenir, quelques années plus tard, à obtenir la liberté et l’indépendance », explique Bertil, faisant référence à la cérémonie vodou du Bois Caïman en août 1791, qui, selon les chercheurs, a lancé la révolution haïtienne.
Malgré ce rôle important au point de vue historique, culturel et politique, Bertil affirme que le voudou a été historiquement mal compris, marginalisé et dénigré, en grande partie à cause des campagnes antisuperstitieuses, explique Bertil. Ces campagnes, qui ont eu lieu dans les années 1940, ont été lancées par l’Église catholique pour discréditer le voudou. Les prêtres locaux ont brûlé des objets rituels du voudou et ont converti les Haïtiens au catholicisme.
Mais avant même ces campagnes antisuperstitieuses, le voudou était déjà confronté à une longue historique de dénigrement. Par exemple, après le succès de la guerre d’indépendance d’Haïti en 1804, les colons attribuèrent en partie le début de la révolution au voudou, selon un rapport de l’Institut sur la religion et les politiques publiques.
Après l’indépendance, certains gouvernements l’ont interdit en faveur du catholicisme. Jean-Pierre Boyer, leader révolutionnaire devenu président, interdit cette religion en 1835. Bien que Faustin Soulouque, qui dirigea Haïti entre 1847 et 1859, autorisa la pratique du voudou en public, Fabre Geffrard, qui régna entre 1859 et 1867, supprima encore la pratique du voudou en détruisant des objets vodous et en signant le Concordat de 1860, qui déclarait le catholicisme comme religion officielle d’Haïti. En fait, ce n’est qu’après la signature du Concordat que le Vatican a finalement reconnu le gouvernement haïtien.
Ce dénigrement du voudou s’est poursuivi au fil des années, avec des films et autres récits décrivant toujours le voudou comme malfaisant, explique Frédérick Julemus, artiste vodouisant depuis 2020. Il donne l’exemple de « Le miracle de la foi », un film haïtien qui promeut le christianisme et dépeint le voudou comme un mal.
Bien qu’il ait reçu un certain soutien de la part de François Duvalier, président entre 1957 et 1971, qui a recruté des Hougans et Mambos vodous à son service, ce n’est qu’en 2003 que le voudou a été reconnu comme religion officielle en Haïti.
Malgré les dénigrements, les Haïtiens, en particulier les jeunes, ont montré un intérêt croissant pour le voudou ces dernières années, explique Cénatus, qui, en plus de diriger la société Maison Dahomey, enseigne dans plusieurs universités du Cap-Haïtien pour compléter ses revenus.
Alors que certains pratiquent le voudou individuellement, d’autres rejoignent des sociétés qui, selon Cénatus, apportent sécurité et communauté.
La Maison Dahomey se trouve dans le même appartement où vit Cénatus avec son mari et leur fils. La société occupe deux salles : une où se déroulent les formations et les rituels et une salle sacrée appelée badji, remplie de symboles des loas, où Cénatus reçoit les membres pour des consultations.
Pour être admis à la Maison Dahomey — qui tire son nom d’un ancien royaume d’Afrique de l’Ouest — il faut être invité par un membre, puis présenter ses pièces d’identité et deux photos d’identité. Il y a aussi des principes qu’il faut accepter de respecter. Par exemple, les membres ne sont pas autorisés à porter des tatouages, des bijoux ou des cheveux avec des dreadlocks. Cénatus affirme que ces éléments peuvent gêner la communication avec les loas.
La société compte trois classes principales : les prosélytes, les cadets et les initiés. Les nouveaux membres rejoignent la classe des prosélytes, où ils découvrent le voudou, participent à des rituels, étudient, puis passent des examens théoriques et pratiques avant de passer au grade suivant.
Mais la dernière étape est la plus importante, estime Cénatus. « Lorsqu’on est initié, on fait partie de l’élite spirituelle de la Maison Dahomey. Ce sont les loas eux-mêmes qui ont choisi ceux qui doivent recevoir l’initiation. »
De nombreux membres de la Maison Dahomey sont des jeunes qui ont abandonné le christianisme pour le voudou, explique Cénatus.
Gregory Daguisan, un ingénieur informaticien d’une trentaine d’années, a rejoint la société en 2018. Avant de devenir vodouisant, Daguisan était chrétien adventiste. Il dit avoir arrêté d’aller à l’église en 2017, parce qu’il se sentait un peu perdu. Ça n’a pas été facile pour Daguisan, qui avait été un membre très actif de son église. Il lui a fallu un certain temps pour réfléchir et faire le changement après qu’un ami l’ait invité à la Maison Dahomey en 2018. Il a continué à y aller et a été initié en 2020. Au début, sa famille n’a pas soutenu ce choix. Il affirme que des membres de son ancienne communauté religieuse ont également fait preuve de discrimination à son égard.
« Ça a été l’un des moments les plus difficiles de ma vie”, dit-il. « J’ai dû couper les ponts avec beaucoup de personnes qui m’ont été chères. »
Mais c’est une décision qu’il dit n’avoir jamais regrettée.
Daguisan affirme que l’un des facteurs qui a suscité l’intérêt pour le voudou est le développement de programmes d’études dans les universités haïtiennes, en particulier dans les sciences humaines et sociales. Il estime que ces disciplines ont contribué à dissiper les préjugés religieux et à donner aux Haïtiens une compréhension plus profonde de l’importance du voudou.
Eddy Toussaint vivait aux États-Unis depuis 1971 avant de retourner en Haïti pour former une société vodou avec son épouse. Il dit que les jeunes Haïtiens commencent à voir les choses différemment.
« Alors que les sociétés [vodou] se répandent de plus en plus en Haïti, les jeunes se rendent compte qu’on leur a menti à propos du [voudou] ».
Il dit que la formation d’une société vodou a été l’une des principales raisons pour lesquelles il est retourné au pays en 2004 après la mort de son frère, qui avait également une société. « Je n’ai pas choisi de retourner vivre en Haïti, ce sont les loas qui m’ont choisi pour venir continuer le travail que faisait mon frère, tout comme ils ont choisi mon frère qui a été hougan (prêtre vodou) dès l’âge de 7 ans. »
Aujourd’hui, l’épouse de Toussaint, Rachelle Zéphyrin, en est la présidente, tandis que Toussaint est Hougan de la société Lakou Sekrè, qu’ils ont fondée en 2015 dans le quartier du Haut-du-Cap.
N’importe qui peut devenir membre de Lakou Sekrè, dit Zéphyrin, mais les mineurs doivent avoir l’autorisation de leurs parents ou tuteurs.
« Lakou Sekrè ouvre ses portes à tous ceux qui souhaitent s’intégrer, » dit Zéphyrin.
Cette société est logée dans une grande cour reboisée, avec des espaces sacrées pour les loas et une grande salle sacrée pour les rituels. Cette société est formée d’un conseil d’administration composé de 11 membres dont Zephyrin est la présidente, et environ de 30 membres actifs.
Les aspirants doivent passer une période de 2 mois de probation, suivi d’un test d’évaluation avant le jour de l’initiation.
Julemus est vodouisant depuis 2020. Cet homme de 28 ans, qui pratique individuellement, sans société ni encadrement d’un hougan ou d’une mambo, affirme que les esprits l’ont souvent guidé dans sa pratique artistique.
Julemus était chrétien. En 2014, il a même intégré un séminaire pour devenir prêtre catholique, mais il en fut expulsé deux ans plus tard pour non-respect des règles établies.
Il avoue avoir ressenti une présence constante lui rappelant qu’il n’était pas à sa place durant ses deux années au séminaire. Après son expulsion en 2016, Julemus a passé près de six mois à travailler comme Badjikan, assistant d’un hougan (prêtre) ou d’une mambo (prêtresse), auprès de son oncle à Port-au-Prince.
Au début, il le faisait juste pour gagner de l’argent. « Je n’ai jamais prêté attention au destin qui m’est réservé, » dit-il.
Ce n’est qu’en 2019, deux ans après son entrée à la Faculté des Beaux-Arts du campus Henri Christophe de Limonade, que Julemus rejoint une société vodou appelée Yanvalou, qui a depuis fermé faute de moyens économiques. Il pratique toujours le voudou et estime qu’il n’est pas nécessaire d’appartenir à une société pour le faire.
« Je pense que toutes les assemblées religieuses, qu’il s’agisse d’églises vodous ou chrétiennes, ont toutes de bonnes caractéristiques uniques. Il faut juste savoir en profiter », dit-il. « Parfois, je vais dans des églises catholiques parce que je ressens le besoin d’un rituel qui n’est pratiqué que dans l’église catholique. »
Il estime que l’influence de nouveaux modèles a rendu les jeunes plus confortables avec le voudou. Il est heureux que la perception de cette religion change en Haïti et que de plus en plus de gens l’adoptent. «Cependant, je ne pense pas que tous les Haïtiens soient obligés de pratiquer le voudou», dit-il. « Chacun est libre de faire ses propres choix en fonction de ses propres croyances et convictions. »
Pour lui, il n’y a pas de religion qui soit supérieure ou inférieure à une autre. « Je suis vodouisant, cependant jusqu’à présent, je vais a l’église quelquefois car il y a aussi dans les églises des rituels spirituels très intéressants. »
Parallèlement, Bertil estime que la renaissance du voudou pourrait aider Haïti à sortir de sa crise socio-économique et politique. « Le voudou a aidé le peuple haïtien à vaincre l’esclavage et la colonisation. Cela peut encore nous aider à sortir de cette impasse alarmante », dit-il, faisant référence aux défis qui ont frappé Haïti ces dernières années, tels que l’effondrement des institutions, les catastrophes naturelles fréquentes et les gangs exerçant leur contrôle sur plus de la moitié du pays.
Bertil est convaincu que tous les Haïtiens sont liés au voudou, et il encourage les jeunes qui choisissent cette voie à y rester, mais il croit aussi que chacun est libre de pratiquer la religion de son choix.
Verlande Cadet est journaliste à Global Press Journal en Haïti.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Soukaina Martin, GPJ.