PORT-AU-PRINCE, HAÏTI — Vêtue d’une blouse médicale bleue, elle tripote son stéthoscope accroché autour du cou. Devant elle, des dossiers médicaux sont éparpillés sur son grand bureau et un constat saute aux yeux: elle est frustrée et fatiguée, le regard fixé sur l’écran de son ordinateur.
Michouta Lafleur, 42 ans, responsable du service de maternité dans un hôpital public de la capitale, est non seulement débordée par le nombre de femmes venues en consultation prénatale, mais elle s’inquiète aussi de celles qui, selon elle, ne se présentent pas aux CPN malgré leur grossesse.
« Beaucoup de femmes ne se présentent pas aux consultations prénatales ici », confie-t-elle.
En 2005, les experts estimaient que la moitié des femmes haïtiennes avaient accès aux soins prénatals. Certes, beaucoup de choses ont changé depuis, affirme Lafleur. Avec tout un éventail de maux, allant du séisme de 2010 à la hausse du taux de pauvreté à laquelle s’ajoute la crise alimentaire croissante, moins de femmes recourent aux services médicaux, lance-t-elle, ajoutant que des statistiques plus récentes sont nécessaires pour évaluer l’ampleur du problème.
« Mon souhait est que la situation change. Très souvent, nous recevons des femmes à la dernière minute », dit Lafleur. « Cela est à l’origine des complications susceptibles de mettre en danger la vie de la mère et de l’enfant. Et pourtant, les consultations prénatales de routine sont susceptibles de prévenir des risques ».
Avec un grand nombre de femmes qui ne recourent pas aux soins médicaux ou aux consultations prénatales dans cette nation des Caraïbes, le doigt accusateur est souvent pointé sur les conditions financières difficiles et les croyances traditionnelles.
Dans les villages du pays, les femmes se contentent des remèdes à base de plantes et recherchent conseil auprès des femmes âgées devenues sages-femmes, souvent sans formation formelle. Mais il y a aussi bien d’autres causes.
Souvent, à Haïti, les gens se plaignent, entres autres, du fait que les centres de santé y sont rares et que le secteur médical est, on le sait, très instable, avec des grèves à répétition et des soins de santé médiocres dispensés par des médecins mal payés.
Selon « l’enquête sur la mortalité, la morbidité et l’utilisation des services réalisée à Haïti en 2012 », 63 pour cent des femmes accouchent à domicile.
Le Dr Jerry Augustin, 29 ans, est médecin généraliste depuis trois ans. Membre du Comité scientifique de l’Université Notre- Dame d’Haïti, il travaille pour le programme de soins materno-infantiles, Jhpiego Haïti. Selon lui, une interaction complexe de différents facteurs justifie les faibles taux de couverture en soins prénatals.
« L’absence d’adhésion des femmes aux soins prénatals n’est pas seulement une question d’éducation, mais aussi d’accueil ou de mauvais traitement une fois à l’hôpital », explique-t-il.
Finalement, il jette le blâme sur le gouvernement.
« La faible part du budget alloué au département de santé semble être à l’origine de tous les problèmes », dit-il. « La frustration s’invite dans le travail des médecins en raison de faibles salaires donnés par le gouvernement. Et pourtant, une femme enceinte est un être fragile. Ainsi donc, une fois qu’elle est traitée avec mépris, elle ne revient plus », dit Augustin.
Le salaire mensuel de celui qui pratique la médecine interne dans un établissement public est de 3 500 gourdes alors que celui d’un médecin résident s’élève à 7 000 gourdes. Pire encore, on assiste souvent au retard de versement de paie par le gouvernement qui peut parfois aller jusqu’à quatre mois, souligne Augustin.
Selon le Dr Johnny Pierre, médecin résident employé par le ministère de la Santé publique et de la Population, on a bon espoir qu’avec la récente structure salariale, un interniste pourra empocher jusqu’à 10 000 gourdes par mois contre 14 000 gourdes par un médecin résident.
Mais il y a toujours cette ambigüité qui plane: quand viendront ces nouveaux salaires?
« Malheureusement, nous attendons notre argent depuis cinq mois. En tout cas, rien ne garantit que le rêve de cette paie promise pourra se réaliser de notre vivant, », dit Johnny Pierre.
La petitesse du salaire affecte les médecins de maintes façons, affirme Augustin.
« Si le personnel de santé n’est pas stable économiquement, comment peut-il l’être mentalement et émotionnellement? Et pourtant, il doit être stable pour donner des soins appropriés à certains patients », lâche-t-il.
Et d’autres défis guettent bien des femmes, affirme Nadège Innocent, 36 ans, infirmière en soins prénatals depuis deux ans.
Selon elle, le système de santé a failli à sa mission de protéger la santé de la population, en particulier celle des personnes vulnérables.
« Même si une femme se présente aux consultations prénatales, elle aura toujours du mal à trouver les médicaments prescrits pour son traitement », déclare Innocent, ajoutant que les médicaments prescrits sont à la fois hors de prix et souvent difficilement accessibles.
Marlene Dorestant, 40 ans, commerçante et mère de deux enfants, affirme qu’en ce qui concerne les soins, les hôpitaux publics ne sont jamais son premier choix.
« Les services dans les hôpitaux publics sont répugnants », dit-elle.
Woodjina Pierre, 22 ans, a récemment accouché dans un hôpital public à Port-au-Prince. À l’en croire, les femmes ne peuvent s’en remettre aux soins de santé formels à Haïti car le secteur médical est hanté par l’instabilité, ce qui n’est pas chose facile pour les femmes de bénéficier des services de qualité. En conséquence, elles ont recours à l’accouchement à domicile ou aux accoucheuses traditionnelles.
« Les hôpitaux publics sont toujours en grève et les centres de santé ne sont pas à proximité. Et ce qui est encore pire, les infirmières et les médecins nous traitent comme des bons à rien », déplore Woodjina Pierre.
Selon toujours elle, l’idée reçue veut qu’il soit préférable de rester à la maison plutôt que de passer toute la journée entière à attendre un mauvais service.
« Donc, à quoi bon aller à l’hôpital quand on sait très bien que l’on va se faire crier dessus devant tout le monde? Et pour ajouter l’insulte à l’injure, le service est très lent. Ainsi, chaque fois que je sens un malaise, je prends des comprimés ou recours aux remèdes traditionnels », révèle Woodjina Pierre.
Vue de derrière l’amas de dossiers accumulés sur son bureau, Lafleur reconnaît les défis à relever, mais rassure qu’elle choisit de se concentrer sur une sensibilisation accrue sur l’importance des consultations prénatales.
« Nous devons tout faire pour changer la situation actuelle surtout chez les femmes analphabètes, car plusieurs vies seront sauvées si les femmes parviennent à recourir aux soins médicaux a temps », conseille-t-elle.
Il n’existe aucun lien de parenté entre les sources de ce récit.
Adapté à partir de sa version originale en français par Ndayaho Sylvestre, GPJ.