KANYARUCHINYA, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : En entendant le crépitement d’armes à feu, elles ont immédiatement pris la fuite. Les populations du territoire de Rutshuru n’avaient vraiment pas le choix ; leurs villages, avant-postes épars de champs de haricots, de maïs et de bananes dans la partie orientale du pays, étaient devenus de véritables zones de batailles. Sous la voûte verdoyante et touffue que soutiennent des troncs de bananiers, de nombreux villageois essayaient de trouver refuge, guettant la moindre accalmie qui leur permettrait de s’échapper. Et dès la première occasion, ils ont rapidement saisi ce qu’ils pouvaient (argent, couvertures, peut-être une chèvre), puis ont marché pendant des heures et des heures.
Les villageois se sont retrouvés dans un camp de déplacés que le gouvernement a aménagé à Kanyaruchinya, à quelques kilomètres de Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu. C’est dans des salles de classe ou sous des tentes de bâches blanches de quatre mètres (13 ft) de long sur deux mètres (6.5 ft) de large, fournies sur place et dressées sur n’importe quel espace disponible, que les familles ont passé la nuit. Elles étaient persuadées qu’elles n’y feraient qu’une brève escale, et que les forces gouvernementales expulseraient rapidement le M23, ce groupe armé qui avait assiégé Rutshuru. Des mois se sont écoulés depuis lors. Des milliers de personnes, pour la plupart des enfants, demeurent prisonnières de ce purgatoire terrestre : le camp manque de nourriture, d’eau potable, de toilettes et de système de scolarité, mais impossible de retourner au bercail, car c’est une zone de guerre.
Ernestine Ombeni, âgée de 48 ans, est assise à même le sol dans une salle de classe avec ses deux filles, âgées de 12 et 10 ans ; elles sont visiblement affaiblies et affamées. Elles passent la nuit dans une école et chaque matin dès quatre heures, avant le point du jour et alors que les oiseaux dorment encore, elles se réveillent et libèrent le bâtiment ; une routine qui doit précéder l’arrivée des élèves. C’est le prix à payer, ou le spectre de la guerre. « Les balles ne choisissent pas qui tuer ou épargner, » dit Ombeni, la voix timide et le regard vide. « De nombreux civils, dont mes amis et ma famille sont morts au cours des combats. À ce stade, il n’est pas sûr pour ma famille d’y retourner. »
La plupart des membres du M23 sont des Tutsis Congolais ; ils prétendent protéger des groupes militants Hutu leurs frères dans le Nord-Kivu, qui longe la frontière avec le Rwanda et l’Ouganda. « Ceci est notre patrie, et nous ne céderons aucune partie de notre territoire, » a déclaré Willy Ngoma, porte-parole du groupe, à Global Press Journal. À partir du milieu des années 2000, les prédécesseurs de ce groupe ont traversé plusieurs périodes de guerre et de conciliation avec le gouvernement de la RDC. (Le M23, ou mouvement du 23 mars, fait notamment référence à la date de signature d’un armistice.) Toutefois, jusqu’à récemment, la rébellion est restée latente sur de nombreuses années.
La résurgence du M23 est probablement associée aux tensions de longue date entre le Rwanda et l’Ouganda, selon une analyse réalisée par le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, un groupe de réflexion affilié au département de la Défense des États-Unis, avec des groupes rivaux soutenus par l’État et se disputant l’or, le diamant et le coltan congolais, un composant principal d’appareils électroniques. Les autorités de la RDC ont accusé le Rwanda de ravitailler le M23 en armes. Au cours de récents mois, le groupe s’est emparé des villes de Bunagana, Rutshuru et Kiwanja, provoquant le déplacement des centaines de milliers de personnes. Elles sont nombreuses à croupir dans les camps en RDC et en Ouganda, si tant est qu’elles y parviennent ! Theo Musukula, qui surveille le site de Kanyaruchinya, confie que plus de 30 enfants récemment arrivés sont morts en raison de l’épuisement extrême et des traumatismes.
Dans le camp, des hommes et des femmes d’un certain âge, habitués aux travaux champêtres, sont assis sur une natte et discutent de tout et de rien pour ne pas voir passer le temps. Des philanthropes arrivent avec du haricot, du fufu, des légumes, et l’on peut alors voir s’élever la fumée des feux de cuisson, mais il n’y a jusque-là jamais assez à manger, car davantage de personnes déplacées affluent à longueur de journée. Certaines personnes fréquemment, sous la pluie qui leur fouette le visage, couvrent à grand-peine les sept kilomètres (4 miles) les séparant de Goma où elles vont quémander argent, pitance, vêtements, marmites et couvertures. « Je me sens tellement nulle et inutile ici dans le camp. Je regarde mes enfants mourir de faim et je ne peux rien faire pour les aider », dit Ombeni. Aucun de ses cinq enfants n’a encore atteint l’âge de 16 ans. « Ici, nous n’avons pas nos propres terres agricoles et il est également impossible de trouver un emploi. Alors, tout ce que nous pouvons faire, c’est mendier dans les rues. »
Retourner à la maison ne semble pas être l’option la plus sûre. En juillet, Human Rights Watch, une organisation à but non lucratif basée à New York et qui se donne pour mission d’enquêter sur les violations des droits de l’homme à travers le monde, a signalé l’exécution de plus de vingt civils par les combattants du M23 qui les accusaient d’avoir agi de connivence avec les forces congolaises. Une femme explique que les soldats du M23 ont traîné son père à l’extérieur de son domicile, en hurlant « C’est vous qui avez révélé notre cachette aux militaires ! » Elle a alors entendu des coups de feu, puis en sortant a vu son corps gisant sur le sol, les mains liées. Au cours d’une interview, Ngoma, le porte-parole du M23, a catégoriquement démenti ces allégations. « Ces accusations sont sans fondement et visent uniquement à nuire à notre réputation. Ici, c’est chez nous, et nous ne tuerions jamais nos propres frères et sœurs. Nous sommes ici pour les protéger, » a-t-il déclaré. En fait, Ngoma encourage les villageois déplacés à retourner. « Nous accueillons tous ceux qui souhaitent revenir, et nous voulons que les gens sachent que nous sommes là pour les protéger. »
Du haut de ses 96 ans et trop faible pour quitter sa maison, la grand-mère d’Ombeni est restée à Bunagana, un territoire occupé par le M23 à l’extrémité inférieure du Nord-Kivu près de la frontière ougandaise. Deux de ses filles sont restées à ses côtés pour prendre soin d’elle. (Pour des raisons de sécurité, leurs noms ne seront pas dévoilés.) Au cours d’un entretien téléphonique, une des filles a expliqué que le changement le plus important sous le M23 était la fermeture temporaire de la frontière, entrainant l’extinction de petits commerces de sucre, de farine de maïs, d’huile végétale et de riz dont dépend une bonne partie de la population locale. « Aujourd’hui, la vie est très incertaine d’un point de vue économique, car la ville n’est plus mouvementée comme avant », confie-t-elle. « Il y a peu de gens ; certains magasins sont encore fermés parce qu’il n’y a pas de trafic comme avant. » Néanmoins, admet-elle, les coups de feu ont nettement diminué.
Le danger toutefois ne se résume pas qu’aux balles. Jean Baptiste Batumike, âgé de 51 ans, s’est enfui il y a plusieurs mois de Rutshuru avec sa femme et leurs cinq enfants. Il passe ses journées à déambuler dans le camp de Kanyaruchinya, quasiment incapable de faire quoi que ce soit pour leur venir en aide. La nuit, ils doivent se serrer dans leur tente et prier pour qu’il n’y ait pas d’orage, car la pluie inonderait leur abri, détrempant leurs couvertures et les obligeant à tout transporter vers des espaces plus secs. Mais s’ils retournaient vers leurs domiciles, dit-il, les forces congolaises pourraient les prendre pour des « traitres » favorables au groupe armé, situation qui comporte ses propres risques. Il n’y a pas très longtemps, son cousin a choisi de rester au village plutôt que de fuir les tirs. Les forces gouvernementales l’ont alors accusé d’être un éclaireur du M23. Il n’en était pourtant pas un, affirme Batumike. « Aujourd’hui, il croupit dans une prison, alors que son seul crime était de rester dans son enceinte avec son bétail parce qu’il était fatigué de s’enfuir tous les jours. »
À maintes reprises, les populations coincées dans les camps ont organisé des manifestations pour réclamer du gouvernement qu’il déloge le M23 de leurs agglomérations. L’an dernier, le Président Félix Tshisekedi de la RDC avait demandé aux autres membres d’une coalition économique régionale, la Communauté d’Afrique de l’Est, de contribuer à endiguer la violence. Le Kenya ainsi que d’autres pays ont envoyé des troupes, et des pourparlers de paix sont en cours ; le M23 a récemment annoncé son retrait de deux localités jusque-là assiégées. Le Général Sylvain Ekenge, commandant du Service de communication et d’information des forces armées congolaises déclare : « Je vous assure que pas un seul centimètre de notre pays ne sera laissé sous la coupe du M23. »
Entre-temps, des vies moisissent. Pierre Tumaini et sa femme sont assis sur les marches de l’école où, la nuit, ils se recroquevillent sur le sol dur et essaient de trouver le sommeil. Il y a des mois qu’ils ont abandonné leurs cultures et leur cheptel à Bunagana et, en compagnie de leurs sept enfants, se sont frayés un chemin vers Kanyaruchinya. Âgé de 61 ans, Tumaini a les cheveux grisonnants et la voix calme, mais désespérée. « Non seulement j’ai perdu mes terres à cause de la guerre, mais j’ai aussi perdu ma dignité », soupire-t-il. « Mes enfants, mes gendres, mes belles-filles, et moi sommes obligés de dormir sur le sol de cette salle de classe. Même les animaux de ferme dorment dans de meilleures conditions que nous. » L’espoir cependant demeure. La plupart des personnes dans le camp portent des t-shirts ou des vêtements décontractés pour pouvoir affronter la poussière et la boue. L’habillement de Tumaini affiche sa nostalgie pour son domicile : un costume noir.
Noella Nyirabihogo est journaliste à Global Press Journal en poste à Goma, en République démocratique du Congo.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Kouethel Tekam Néhémie Rufus, GPJ.