GOMA, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO – Riziki Mbeta n’est ni médecin ni infirmière. En fait, elle n’a jamais été à l’école.
Mais lorsque les membres de sa communauté tombent malades et soupçonnent d’être victimes d’empoisonnement par karuho, une potion à base de têtes de caméléons, de peaux de crapauds et d’extraits de plantes, Mbeta est considérée comme la meilleure guérisseuse à Goma, une ville située sur la rive nord du Lac Kivu dans l’Est de la République démocratique du Congo ou la RDC.
Comme beaucoup de gens dans cette région, Mbeta, 49, affirme que la plupart des cas d’empoisonnement par karuho sont motivés par l’antagonisme ethnique.
La fille de Mbeta a été empoisonnée avec karuho il ya 10 ans, dit-elle.
«Ma fille de 9 ans a attrapé une maladie inconnue et je ne pouvais identifier cette dernière», se souvient-elle. « Son ventre était gonflé comme celui d’une femme enceinte. »
Une personne âgée dans le quartier Ndosho de Goma où vit Mbeta , a déclaré qu’elle utilise les feuilles d’une plante semblable à une vigne appelée mwasamusa en kitembo, une langue locale , pour guérir sa fille. Cette personne a fabriqué l’antidote en mélangeant les feuilles avec de l’eau chaude, du sel et des œufs frais, dit Mbeta.
«Quand ma fille a bu ce mélange, sa salive est devenue rouge », ajoute Mbeta.
Sa fille a pu se remettre dans quatre jours, renchérit Mbeta.
L’utilisation de l’empoisonnement sert fréquemment de moyen de vengeance dans l’Est de la RDC, dit Mbeta. Les enfants sont le plus souvent empoisonnés par accident quand ils mangent des aliments empoisonnés qui étaient destinés à quelqu’un d’autre. Les enfants peuvent aussi faire l’objet d’empoisonnement par quelqu’un qui cherche à venger un membre de famille.
Après la guérison de sa fille, Mbeta a commencé à constater à quel point plusieurs personnes souffraient du poison de karuho, dit-elle. Elle a donc décidé de sauver la vie en s’adonnant au métier de guérisseur.
« J’aime ce métier car plus je le pratique chaque jour, plus je développe mes connaissances en médecine traditionnelle », poursuit-elle.
Pour ne pas mettre la composition de sa recette à nu, Mbeta mélange toujours l’antidote de son karuho en secret, préparant ainsi un bouillon qu’elle sert chaud. Elle administre une ou deux doses à un patient dans les premiers stades de l’empoisonnement par karuho, dit-elle. Elle peut donner davantage de doses à un patient chez qui le poison est à un stade avancé.
« Le patient reçoit une dose en fonction de l’évolution de son état de santé », précise-t-elle.
Mariée et mère de sept enfants, Memba appartient au groupe ethnique Tembo. Contrairement à d’autres guérisseurs locaux, elle traite les gens de toutes les tribus et de toutes les origines.
Les habitants du quartier sont étonnés de voir une femme traiter tous les arrivants sans distinction d’appartenance ethnique, de sexe, d’âge ou de religion, souligne Mbeta.
Certains membres de la communauté doutent de l’efficacité des soins de Mbeta.
« Certaines gens respectent ce que je fais, mais d’autres me traitent de sorcière de haut niveau», raconte Mbeta.
Mbeta exige le paiement de 9000 francs congolais (10 $) pour le traitement, mais rares sont les clients qui paient en espèces, dit-elle.
Beaucoup de ses clients sont trop pauvres pour pouvoir payer en argent comptant. Au lieu de leur refuser un traitement, Mbeta accepte d’autres formes de paiement, comme les chèvres.
Le mari de Mbeta est sans emploi, mais elle est capable de pourvoir aux besoins de sa famille grâce à son métier de guérisseur.
“Parfois, je ne paie même pas pour le transport en commun », dit-elle en souriant. « Et souvent quand je suis au marché, je reviens avec une poule alors que n’avais que sur moi l’argent pour acheter des légumes. »
Le poison karuho est devenu plus courant dans tout l’Est de la RDC à partir de 1994, lorsque le génocide au Rwanda voisin a commencé à provoquer le déplacement d’une grande partie de la population de ce pays. On estime à 2 millions le nombre de personnes qui ont franchi cette frontière poreuse pour trouver refuge dans l’Est de la RDC, apportant avec eux les hostilités qui faisaient rage entre Hutus et Tutsis.
Selon les sociologues et les experts locaux, les divisions profondes entre ces communautés tribales – et une culture globale de méfiance dans une région qui abrite plus de 40 groupes rebelles –alimentent l’idée largement répandue que les gens empoisonnent les uns les autres pour se venger.
La population locale affirme qu’il est inutile de déclarer un cas d’empoisonnent par karuho à la police qui, généralement refuse d’enquêter sur de tels cas. Les travailleurs de la santé disent qu’ils consultent souvent les patients qui croient avoir été empoisonnés, mais ils ajoutent que les symptômes de karuho sont semblables à ceux de maladies graves reconnues telles que la tuberculose et le paludisme. Lorsque les travailleurs de la santé croient qu’un patient a été empoisonné avec karuho, ils le réfèrent à un guérisseur traditionnel comme Mbeta, disent-ils.
L’instabilité que connaît la RDC contribue au recours à l’empoisonnement pour le règlement de vieux comptes particulièrement dans l’Est du pays, déclare Frank Mwendangoli, professeur de sociologie africaine à l’institut Zanner, une école secondaire sise à Goma qui éduque les enfants orphelins des conflits et d’autres populations vulnérables.
Après le renversement du régime hutu au Rwanda en 1994, un bon nombre de Hutus ont traversé la frontière pour se réfugier dans l’Est de la RDC. Les gens pensent que ce serait les Hutus qui ont inventé karuho, un poison composé de raticide et d’acide ainsi que de tissu animal et de plantes indigènes.
Quelle qu’en soit l’origine, la recette de karuho est aujourd’hui largement utilisée, dit Mwendangoli.
Ce poison est puissant même si ses recettes peuvent être très variables, ajoute Mbeta.
« Karuho peut abattre un homme en quelques heures », souligne Mwendangoli.
On ne dispose pas de données sur le nombre de cas d’empoisonnement par karuho enregistrés à Goma. Comme ce crime n’est pas en général déclaré à la police, les hôpitaux ne tiennent pas de statistiques concernant le nombre de patients qui disent avoir été victimes d’empoisonnement par karuho, déclare la police.
« Le gouvernement congolais n’incrimine pas cette sorcellerie », signale Sebiguru Bamu Patient, étudiant finaliste en droit de l’Université Libre des Pays des Grands Lacs de Goma. « Il n’y a pas de preuve concrète pour l’établir ».
Mais beaucoup de gens ici croient que le poison karuho constitue une menace commune.
Les gens qui pensent avoir été empoisonnés considèrent les guérisseurs traditionnels comme leur meilleure chance de survie.
Quand Maman Raissa Asumani fut empoisonnée, Mbeta l’a prise en charge, dit-elle.
« J’ai beaucoup de confiance en elle », renchérit-elle. Elle m’a prise en charge alors que je n’avais aucun sou ».
La communauté compte sur Mbeta, dit Assumani. Quand les amis ou les membres de sa famille soupçonnent d’avoir été victimes d’empoisonnement, Asumani leur recommande Mbeta.
«Je suis certaine que le résultat sera positif», rassure Assumani.
Mbeta n’a aucun document indiquant le nombre de patients à qui elle a sauvé la vie ou celui de ceux qui sont décédés malgré sont traitement.
Comme Mbeta n’a pas été à l’école, certaines personnes continuent à douter de ses compétences.
« Comment un individu qui n’a pas étudié la médecine guérirait le poison karuho avec des plantes médicinales ?», s’enquiert Benjamin Kasembe, un étudiant d’université en développement communautaire à Goma. « Je crois que c’est dangereux car elle ne sait même pas différencier la dose pour adulte de la dose pour enfant ».
Kasembe ne doute pas de l’existence des cas d’empoisonnement par karuho mais n’accorde pas crédit aux gens qui prétendent guérir les personnes de ce poison. Il soupçonne ces guérisseurs de se livrer à un racket.
« À mon avis, ceux qui prennent en charge karuho sont les mêmes personnes qui l’administrent », ajoute-t-il.
Ce genre de méfiance contribue à propager la culture de karuho, affirme Mbeta.
Certains professionnels de la santé avertissent que développer une dépendance inconditionnelle aux remèdes traditionnels peut s’avérer aussi dangereux que karuho lui-même.
Les gens qui soupçonnent d’avoir fait l’objet d’empoisonnement devraient d’abord consulter un médecin aux hôpitaux ou à la clinique, déclare Rosalie Juvénal, une infirmière au centre médicale de l’AMESA à Goma.
Les personnes souffrant des symptômes tels que la fièvre, les maux de ventre, les maux de tête, les douleurs thoraciques, le gonflement de l’estomac, l’inappétence ou le changement de couleur de la peau présument souvent qu’elles ont été empoisonnées, conclut Juvénal. Mais ces symptômes pourraient également indiquer d’autres maladies graves telles que la typhoïde, le paludisme et la tuberculose.
« Si les résultats du test de paludisme ou de typhoïde sont négatifs, nous administrons au patient une perfusion de sérum glucosé », dit Juvénal.
En dehors de cela, il n’y a pas grand-chose qu’un hôpital ou une clinique puisse faire pour une personne victime d’empoisonnement par karuho.
« Si nous constatons une intolérance à ce sérum chez un patient notamment avec l’augmentation du pouls et de la tension artérielle, nous lui recommandons de consulter un guérisseur traditionnel qui pourrait confirmer l’empoisonnement et ainsi le prendre en charge», affirme-t-elle.
Chaque semaine, Juvénal consulte environ 15 personnes qui pensent souffrir du poison karuho et 10 d’entre elles sont réellement empoisonnées, ajoute-t-elle. Elle les réfère aux guérisseurs comme Mbeta.
Mbeta sait bien que la plupart de ses patients sont référés à elle par les médecins et infirmiers de la localité. Elle convient aussi que les patients devraient d’abord subir des tests médicaux aux hôpitaux et aux cliniques pour écarter la possibilité d’autres maladies avant de venir la consulter.
Selon une étude publiée en 2013 dans Revue de la Médecine communautaire et Éducation à la santé, 30 % des patients chez qui la tuberculose est dépistée dans l’Est de la RDC avaient au commencement cru qu’ils avaient été empoisonnés. Les chercheurs qualifient ce phénomène de « phobie de karuho ».
Le rapport souligne que la présomption d’empoisonnement est « répandue et ancrée dans les milieux ou sévissent les conflits sociaux de longue date et produit un effet dangereux sur les comportements de recours aux services de santé ».
Mbeta est déterminée à continuer à traiter tous les membres de sa communauté victimes d’empoisonnement par karuho, sans distinction de tribu ou d’appartenance quelconque, dit-elle.
Elle sait que cette initiative la rend impopulaire auprès de certaines gens. Mais le jeu en vaut la chandelle, affirme-t-elle.
« J’aime sauver des vies, ajoute-t-elle ». « C’est devenu comme un don pour moi. »
Les interviews ont été traduites du français et du kiswahili par GPJ. L’article a été traduit du français.