GOMA, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : Fin février, Clémence Fazili, 31 ans et mère de trois, a mis au monde un petit garçon, son benjamin. Après la naissance de ses précédents enfants aujourd’hui âgés de quatre et six ans, elle évitait pendant au moins deux mois de porter de lourdes charges. Mais la donne a changé ! Après six heures de travail, la récupération postnatale est un luxe qu’elle ne saurait se permettre. Fazili doit en effet assumer une tâche indispensable à la survie de sa famille : la corvée de l’eau.
Fazili, son époux et leurs enfants ont fui il y a deux ans la ville de Rutshuru, à l’est du pays, après que de violents affrontements entre les forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) et les rebelles du mouvement du 23 mars (M23) ont réduit la localité au point mort. Des balles perdues et des bombes ont fauché la vie de plusieurs civils. Comme des milliers d’autres, la famille de Fazili a trouvé asile à Kanyaruchinya, un des camps de fortune dressés pour les personnes déplacées dans la périphérie de Goma, capitale de la province du Nord-Kivu.
Au cours des deux dernières années, c’est dans une tente en bâche de trois mètres sur deux qu’ils se sont entassés jour et nuit. Dès l’aurore chaque matin, munie d’un bidon de 20 litres et d’un second récipient quatre fois plus petit, Fazili parcourt deux kilomètres vers la source d’eau la plus proche. Là, elle doit faire la queue et attendre patiemment son tour pour accéder à l’unique pompe qui ravitaille environ 7 700 personnes en eau dans la zone du camp où ils vivent.
Fazili ne saurait se dérober une seule journée à cette dure besogne. Tandis que son mari utilise pour sa toilette l’eau du petit récipient avant de sortir à la recherche d’un travail qui leur permettrait d’acheter de la nourriture, tous les autres membres de la famille comptent sur la provision restante pour gérer la totalité de leurs besoins quotidiens : boire, faire la cuisine, la vaisselle, et assurer même leur hygiène personnelle.
« Avec l’unique récipient que je peux transporter, le seul moyen que j’ai d’utiliser cette eau chèrement acquise consiste à compter chaque goutte », confie Fazili. « Même le bébé n’a pas le droit de se laver chaque jour ».
La République démocratique du Congo vit l’une des pires crises de déplacement en Afrique, et l’une des plus importantes dans le monde, avec plus de sept millions de personnes déplacées à l’échelle nationale. Depuis 2022, avec la réémergence et l’intensification à l’est du pays des affrontements entre le M23 et les FARDC ainsi que leurs alliés, en particulier au Nord-Kivu, c’est par milliers que les populations ont fui leurs domiciles pour trouver refuge dans des camps improvisés autour de Goma.
Au cours de récentes semaines, alors que le conflit fait rage et provoque une autre vague de déplacements, plus de 200 000 personnes sont nouvellement venues s’installer dans les campements surpeuplés, où logeaient déjà quelque 500 000 âmes.
Seulement, bien que ces familles déplacées aient essayé d’échapper aux combats, elles affrontent dans les camps une menace d’un autre genre : le manque d’accès à l’eau potable.
Selon un rapport du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) publié en février, les campements joignaient à peine les deux bouts avec seulement six litres d’eau par tête au quotidien, soit moins de la moitié des 15 litres par personne que prônent les normes internationales. Et cette quantité pourrait encore diminuer à mesure que les camps s’agrandissent.
Survivre avec un jerrycan
Breaking down
« Chaque jour qui passe, la situation sanitaire dans les camps se détériore », dit Jeanine Muhindo, médecin-chef de zone de santé de Goma. « Le nombre de déplacés ne cesse de croître, mais le problème d’eau demeure, et de plus en plus de personnes succombent aux maladies liées au manque d’hygiène ».
Au cours des sept premières semaines de 2024, Médecins sans Frontières (MSF), une organisation humanitaire internationale, a enregistré environ 1 020 cas de choléra à Bulengo, un camp de déplacés situé à 13 km de Kanyaruchinya, et presque la moitié des malades hospitalisés étaient en situation critique.
« L’accès à l’eau demeure un défi majeur, et nous sommes victimes de maladies hydriques comme le choléra à cause de mauvaises conditions sanitaires », se lamente Faustin Mahoro, déplacé et président du campement de Bulengo.
Bien que proche du lac Kivu, un des grands réservoirs d’eau douce du continent, et jouissant d’une pluviosité abondante, la cité de Goma subit depuis des années des pénuries d’eau ; et pour cause : l’état de délabrement des canaux de distribution, la dégradation de l’environnement, l’absence d’investissement et de financement, ainsi que la guerre. Les personnes vivant dans des camps de déplacés affrontent même de plus grandes difficultés, affirme Albert Mugisha, chef du camp de Kanyaruchinya. Tandis que le manque d’infrastructures et la rareté des stations de traitement d’eau empêchent les déplacés d’accéder à l’eau potable, les camps sont si bondés que ses occupants se trouvent obligés de se partager l’infime portion disponible.
Les organisations humanitaires, y compris l’UNICEF et le Comité international de la Croix-Rouge, organisent des distributions d’eau, mais les personnes vivant dans les camps trouvent les livraisons irrégulières et les quantités insuffisantes pour satisfaire les besoins de tous.
Tandis que plusieurs, comme Fazili, doivent porter de lourdes charges, les plus vulnérables, à l’instar des malades et des personnes d’un certain âge, ne peuvent absolument pas s’y astreindre.
Mado Nyamwiza, une octogénaire de Rutshuru, qui a perdu ses deux enfants dans les combats et qui s’est retrouvée contrainte de fuir, vit seule avec sa petite-fille âgée de quatre ans. Pour puiser de l’eau, elle ne peut s’appuyer que sur l’aide d’autres personnes et, lorsque d’aventure son jerrycan est approvisionné, elle doit utiliser avec parcimonie le précieux liquide. « Ce bidon n’a duré que quatre jours, » dit-elle. « Je dois compter chaque goutte, car il n’y a personne pour aller me puiser de l’eau et je n’ai plus de dos pour transporter un jerrycan entier », explique-t-elle.
Après avoir lavé la vaisselle, Nyamwiza se sert des eaux usées pour son bain et celui de sa petite-fille.
Dans les camps, l’hygiène corporelle constitue un casse-tête pour toute personne.
Chaque week-end, Rachel Mwanza, une mère de six enfants qui a pareillement été déplacée de Rutshuru et qui à l’heure actuelle vit à Kanyaruchinya, se rend au lac Kivu pour faire la lessive. « C’est aussi l’occasion pour mes enfants et moi de prendre un bain complet », déclare-t-elle. Il y a deux mois encore, avant l’installation d’une pompe à eau au camp de Kanyaruchinya, Mwanza et d’autres buvaient l’eau non traitée du lac et l’utilisaient également pour préparer leurs aliments.
Muhindo précise que la consommation d’eau non traitée, associée aux extrêmes conditions d’insalubrité, a créé un environnement propice à la propagation du choléra, surtout avec l’arrivée de plus en plus massive des populations. À Bulengo par exemple, au début du mois de mars, il y avait 892 toilettes opérationnelles pour 57 385 individus, soit en moyenne une pour 64 personnes.
Fazili Chirimwami habite le camp de Bulengo. Il a perdu son fils il y a deux mois, juste après le troisième anniversaire de ce dernier.
« Pendant deux jours, il a vomi et fait de la diarrhée ; puis le troisième, il a expiré. On m’a dit à l’hôpital qu’il souffrait du choléra », se souvient-il. « Nous avons dû fuir pour éviter la mort aux mains de rebelles, mais au bout du compte le choléra nous décime à petit feu. »
Joyeuse Mathe, infirmière au camp de Bulengo, signale que la pénurie d’eau constitue une menace pour des milliers de familles déplacées, surtout les enfants et les femmes enceintes, lesquels sont les plus vulnérables. « Chaque jour, nous avons au moins 20 cas de personnes souffrant de maladies liées au manque d’hygiène, dont le choléra et la typhoïde. » Mathe révèle qu’on a enregistré chaque mois un à cinq décès au cours du dernier trimestre.
Il y a 30 ans, lorsqu’à la suite du génocide rwandais, des centaines de milliers de réfugiés ont cherché asile à Goma et dans les environs, Oxfam, Médecins sans Frontières ainsi que les gouvernements des États-Unis et de l’Allemagne, ont mis en commun des ressources pour approvisionner en eau potable les camps de réfugiés tentaculaires où une dévastatrice épidémie de choléra fauchait des vies par milliers. À l’époque, comme en atteste une étude de 1996 réalisée par le U.S. Army War College, une quantité suffisante d’eau était pompée du lac Kivu, puis purifiée pour pouvoir fournir à chaque personne dans les camps aux abords du lac 10 à 12 litres d’eau potable par jour.
À présent, des gens se battent pour survivre avec quasiment la moitié de cette ration.
En août dernier, au cours d’une réunion publique avec le maire de Goma, David Angoyo, directeur de la Régie de distribution d’eau (REGIDESO), a reconnu qu’il y a une pénurie d’eau et a présenté des excuses aux populations, y compris celles déplacées, promettant aussi d’étendre les réservoirs de la ville.
En janvier, Goma a inauguré une extension du réseau hydraulique municipal, financée par l’Union européenne à travers l’UNICEF. Ce nouveau système procure de l’eau à environ 150 000 personnes, parmi lesquelles des autochtones et des déplacés.
Mais pour de nombreux habitants des camps, il en faut davantage.
Mahoro, le président du camp de Bulengo, exhorte les autorités à trouver une solution, soutenant que cette pénurie d’eau menace la vie de ces personnes qui ont échappé à la guerre.
« Nous ne pouvons rêver de paix, » soupire-t-il, « si nos besoins élémentaires, comme l’accès à l’eau, ne sont pas comblés ».