FRONTIÈRE ENTRE LE RWANDA ET LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO—Du matin au soir, c’est un va-et-vient incessant de marchandises entre la République démocratique du Congo (RDC) et son pays voisin, le Rwanda. Goma, chef-lieu de la Province du Nord-Kivu en RDC, est jumelle de la ville rwandaise de Gisenyi, chef-lieu du district de Rubavu, dont elle n’est déparée que par un poste-frontière communément appelé La Petite Barrière.
Ici, à toute heure de la journée, en particulier entre 6 heures et 10 heures, les gens traversent la frontière dans une course effrénée contre la montre comme si le temps presse et qu’il n’y a plus une minute à perdre. Certains portent des bassines rondes en plastique remplies de poissons salés, de fruits ou de légumes. D’autres transportent des sacs de céréales ou de fruits sur leur dos ou leur tête.
Deux jeunes gens au milieu d’une foule poussent un grand fauteuil roulant à trois roues, avec une femme handicapée au levier de commande. Le matin, Zena Mukabasebya, mère de six enfants, prend le gouvernail de son fauteuil roulant pour acheminer des dizaines de grandes boîtes de jus vers l’autre côté de la frontière.
Mukabasebya, 35 ans, est membre d’une coopérative de transport avec fauteuils roulants qu’est la Coopérative de Transporteurs Transfrontaliers de Rubavu (COTTRARU). Cette coopérative emploie ses membres, tous handicapés. L’usage de ces gigantesques fauteuils roulants s’avère moins coûteux et se veut être une solution de rechange aux véhicules à moteur. Ces engins de déplacement ont, depuis de nombreuses années, l’avantage d’être un moyen d’exportation des produits à travers la frontière sans payer un sou d’impôt.
Quoique l’avantage lié à l’exonération d’impôt se soit éclipsé à l’automne (la RDC et le Rwanda ont convenu d’éliminer des taxes pour de nombreux produits acheminés à travers la frontière en raison de conflits), les commerçants affirment que le transport avec fauteuils roulants garde toujours tout son sens. Le transport d’un sac de farine de blé de 25 kg avec fauteuil roulant coûte entre 2 $ et 2,50 $ alors qu’il faut 3,50$ pour transporter le même sac en voiture.
Avec le gigantesque fauteuil roulant, on peut transporter jusqu’à 50 sacs à la fois, ce qui permet de réaliser davantage d’économies.
Jean Claude Rugambwa, 45 ans, président de la COTTRARU, déclare que les fauteuils roulants ont servi de moyen de transport dans le commerce transfrontalier depuis les années 1980 et que l’argent n’est pas le seul fruit du succès car ces engins génèrent aussi un avantage social: les membres de la coopérative se reconnaissent comme frères et sœurs et bossent ensemble sans égard pour leurs nationalités congolaise et rwandaise.
«Ici, c’est sans rancune. S’il y a 10 fauteuils roulants, j’autorise cinq Congolais et cinq Rwandais à charger des marchandises», assure Rugambwa.
Mukabasebya, conductrice de fauteuil roulant, déclare qu’elle était fermement décidée à «montrer à ceux qui se moquaient de moi que, malgré mon handicap, j’étais capable». Handicapée depuis qu’elle a eu la polio infantile, elle dit que les gens lui disaient que son avenir était loin d’être prometteur. «Les gens ne m’appelaient jamais par mon nom, Zena, et [ils] me collaient des surnoms dégradants», se souvient-elle. «Et j’ai fini par être convaincue que j’étais une bonne à rien».
Elle n’était pas la seule à subir ce sort. Selon le recensement réalisé en 2012 au Rwanda, 446 453 personnes- soit 5% de la population – souffraient d’un ou de plusieurs handicaps. D’autres sont victimes d’un handicap congénital ou d’une paralysie ou d’une déformation consécutive à des maladies ou à des accidents.
Face à cette situation, le gouvernement du Rwanda a vite fait de venir en aide aux personnes handicapées et de créer des associations et des coopératives pour les accompagner et valoriser leurs capacités.
Tout au début, il y avait deux coopératives, l’une appelée Twifatanye, un mot kinyarwanda qui signifie «coopérons» ou «partageons», qui regroupaient des personnes handicapées, et l’autre connue sous le nom de Coopérative de Vétérans Handicapés de Gisenyi (COVEHAGI). Twifatanye et COVEHAGI ont été ensuite fusionnées pour former une seule coopérative, COTTRARU – Coopérative de transporteurs transfrontaliers de Rubavu.
COTTRARU compte 139 membres: 96 Rwandais et 43 Congolais. Au début, le montant pour adhésion comme membre était fixé à 18 000 francs et est passé à 500 000 francs rwandais aujourd’hui. Chaque jour, les membres gagnent 10 $ ou 12 $ en fonction de leur cargaison. Lorsque les membres ont besoin de pognon, la coopérative leur accorde des prêts sans intérêts.
La coopérative dispose de deux parcelles de terre. Sur l’une de ces parcelles, elle est en train d’y construire un bâtiment sans crédit bancaire. Le premier étage du bâtiment servira de salle polyvalente alors que l’étage supérieur abritera des logements. La parcelle restante est couverte d’une bananeraie et la vente de bananes permet à la coopérative de gagner 600 000 francs rwandais par an.
Après la construction du bâtiment, la coopérative entend réaliser deux objectifs: construire un centre pour enfants handicapés et aider les membres qui sont locataires à devenir propriétaires.
Mukabasebya s’est dotée d’un fauteuil roulant en 2010 grâce aux profits qu’elle a tirés de la vente de vêtements pour enfants.
«Quand je restais à la maison, mon mari devait, tout seul, supporter le fardeau de subvenir à mes besoins et à ceux de nos enfants. Mais aujourd’hui, je l’ai aidé à faire le finissage de notre maison et j’ai pu acheter une autre parcelle», se réjouit-elle.
Bahati Magera, membre de la COTTRARU, se targue d’avoir fait d’importants progrès grâce à son adhésion. «Si je n’avais pas adhéré à cette coopérative, je n’aurais jamais construit ma propre maison. Aujourd’hui, j’ai cinq maisons», révèle-t-il.
Dative Nyirasaba fait le petit commerce et est obligée de transporter, à travers la frontière, ses marchandises sur sa tête dans une bassine en plastique et affirme que le transport avec fauteuils roulants «a contribué à valoriser les personnes handicapées à tel point que tout le monde les envie». Si elle n’était pas déjà mariée, dit-elle, elle jetterait son dévolu sur des conducteurs et «les draguerait».
Innocent Ndagijimana, 37 ans, coordinateur des personnes handicapées dans le district de Rubavu, affirme que la coopérative des conducteurs de fauteuils roulants a permis aux personnes handicapées d’acquérir un nouveau statut dans leurs communautés.
«Beaucoup d’entre nous étaient réduits à mendier pour survivre, mais aujourd’hui nous aussi sommes devenus des patrons», dit-il.
Certaines interviews ont été traduites du Kinyarwanda vers le français par Uwimana, GPJ. Adapté à partir de sa version originale en français par Ndayaho Sylvestre, GPJ.