62 950 plaintes ont été déposées.
Mais la Commission Vérité et Réconciliation (TRC) du Népal n’en a traité aucune.
NEPALGUNJ, NÉPAL : Elle était seule lorsque des soldats du gouvernement ont fait irruption à son domicile.
Ils ont dit à la petite fille de 12 ans qu’ils recherchaient des maoïstes, des membres d’un groupe armé hostile au gouvernement.
Au cours de leur perquisition, ils ont ingurgité tout ce qu’il y avait dans la maison comme boisson alcoolique. Puis ils ont demandé à la gamine de leur montrer les hangars à l’arrière du local.
« Ils m’ont fait subir des choses horribles », soupire Sima qui, du fait de la stigmatisation dont sont l’objet les victimes d’abus sexuels, a préféré que seul son prénom soit publié.
Trois hommes ont violé la fille jusqu’à ce qu’elle perde conscience.
Aujourd’hui adulte, Sima n’est que l’une des plus de 60 000 personnes à avoir saisi la TRC du Népal, un organisme chargé de mener des enquêtes sur les violations des droits de l’homme, promouvoir la réconciliation et préconiser une aide financière en faveur de personnes dont la vie a été bouleversée durant la guerre civile ayant secoué le pays entre 1996 et 2006.
Mais elle est du nombre des seulement 322 dont la plainte fait état d’abus sexuels.
À l’instar de milliers d’autres ayant subi des violations des droits humains de la part de l’armée, la police ou de groupes armés, son cas reste en suspens. La commission s’est battue pour fonctionner au milieu de l’instabilité politique et bureaucratique ambiante.
Aucune poursuite n’a jusqu’à présent été ordonnée.
LA GUERRE : 1996 – 2006
L’irritation exacerbée par l’absence de réforme économique sous l’égide du gouvernement démocratiquement élu dans le pays, ainsi que les revendications de longue date liées à la distribution des terres ont amené un groupe qui se fait appeler les maoïstes à prendre les armes contre le gouvernement en 1996.
Durant la guerre, environ 18 165 personnes ont perdu la vie tandis que plus de 1 700 étaient portées disparues.
Tout au long du conflit, les violences sexuelles ont servi de tactique de routine autant à l’armée népalaise qu’au groupe armé maoïste.
Au terme des hostilités, le gouvernement a promis de soutenir financièrement les victimes de la guerre. Le processus d’évaluation des doléances pour violation des droits de l’homme était inextricable et opaque, la difficulté étant encore plus grande pour les plaignantes victimes d’abus sexuels.
Pour qu’elle reçoive des soins après ce viol perpétré par des soldats, le père de Sima l’a amenée dans un centre hospitalier en Inde. Elle y a passé trois semaines.
Sima avoue avoir changé d’attitude à la suite de cet incident. Elle a arrêté de parler à ses amis. Repliée sur elle-même, elle vivait en larmes de durs moments de solitude. « Ma mère me reprochait mon mutisme », explique-t-elle. « Elle n’avait aucune idée de ce qui se passait. »
Seul son père connaissait les faits. C’est la raison pour laquelle, précise-t-elle, il l’a forcée à se marier à l’âge de 16 ans. « Il était effrayé à la seule pensée que plus personne ne veuille de moi si la nouvelle s’ébruitait. »
Sima est aujourd’hui mère de deux filles.
UNE ACCUMULATION DE DOSSIERS
Sous le programme initial d’aide après-conflit du Népal, Sima ne pouvait pas porter plainte dans la mesure où ce n’est qu’en 2014 que le gouvernement a reconnu les violences sexuelles dans la guerre.
Le ministre de la Paix et de la Reconstruction était plutôt chargé de l’identification des personnes autorisées à recevoir une indemnisation en raison d’un décès, d’une infirmité, d’un déplacement, d’un rapt, d’une disparition ou de la destruction de biens.
Il devait s’agir de personnes comme Gita Godiya.
En 2001, des soldats du gouvernement ont fait irruption dans son domicile et kidnappé son mari, Dhani Raj Godiya. Les guerriers accusaient ce dinandier de fabriquer des bombes et autres munitions pour les maoïstes, allégations qu’il a niées.
Depuis lors, Godiya n’a plus revu son conjoint. Elle a passé les deux décennies suivantes à peiner en tant que manœuvre pour gagner sa vie et élever toute seule six enfants. Faute de soins médicaux appropriés, une de ses filles est décédée, confie Godiya. Aucun de ses enfants n’est scolarisé, car elle n’en a jamais eu les moyens.
Godiya, en tant qu’épouse d’une personne disparue, méritait une assistance du ministère. Mais elle n’a malheureusement jamais obtenu justice.
Elle affirme avoir transmis à deux reprises au ministère des preuves de l’enlèvement de son époux, présumant même un décès. Godiya aurait dû recevoir un million de roupies népalais (environ 8 201 $) pour sa disparition, et 25 000 roupies supplémentaires (environ 205 $) en raison de son statut de veuve, déclare un agent de l’État. Mais la famille n’a reçu du ministère qu’une seule chose : une lettre demandant davantage de preuves.
« Nous sommes exténués », confie son fils Dhirendra Kumar Godiya. « Ils nous font monter et descendre, mais aucune démarche n’aboutit. »
Il atteste que des familles ayant introduit des plaintes après la leur ont reçu un paiement. Aussi les Godiya se demandent-ils pourquoi ils ont été mis de côté.
Le ministère de la Paix et de la Reconstruction a mis en place cinq équipes opérationnelles différentes entre 2007 et 2015, dans le but d’identifier les victimes du conflit et de renseigner le gouvernement quant à leur situation afin que des indemnisations leur soient accordées.
Le gouvernement a dissous il y a belle lurette ce ministère et confié la responsabilité au ministère de l’Intérieur, au ministère de la Loi, de la Justice et des Affaires parlementaires, et au ministère du Développement urbain. Le ministère de l’Intérieur est responsable de la distribution des indemnisations et il reçoit à cette fin un budget annuel de 100 millions de roupies (834 219 $). Bishnu Raj Neupane, ex-sous-secrétaire au ministère de l’Intérieur, révèle qu’ils ont recensé 18 165 cas de décès, 1 700 disparitions, 5 448 cas d’enlèvements, 109 616 déplacements et 13 278 cas d’invalidités consécutifs au conflit.
Neupane avoue pourtant que de tous ces cas, ils ne savent pas combien de victimes ont été indemnisées et combien sont encore dans l’attente. Les agents de l’État sont toujours en train d’exploiter les données.
La dissolution du ministère de la Paix et de la Reconstruction a compliqué les affaires, reconnaît Paramananda Ghimire, ex-sous-secrétaire au ministère de l’Intérieur. Durant la transition entre les ministères, ils ont hérité de dossiers incomplets, explique-t-il. De ce fait, certain(e)s plaignant(e)s ont purement et simplement été écarté(e)s des bases de données officielles.
UNE PROCÉDURE NOUVELLE POUR LES VICTIMES D’AGRESSION SEXUELLE
Alors que des familles telles les Godiya pouvaient introduire une demande d’aide dès la fin des affrontements, les victimes d’agression sexuelles devaient quant à elles patienter plus longtemps.
En 2014, soit huit ans après le terme des combats, le gouvernement a adopté une loi visant à traiter au mieux les atrocités perpétrées pendant la guerre, à travers des groupes comme la TRC. Cela a servi d’exutoire aux victimes d’agressions sexuelles qui enfin pouvaient faire entendre leurs plaintes. Mais très peu en ont trouvé le processus plus facile.
C’est en 2018 que Sima a introduit son dossier.
« J’étais terrifiée », confesse-t-elle, car elle connaît des familles qui une fois au courant des agressions, ont expulsé des femmes de leurs domiciles. « Les communautés ne nous traitent pas avec dignité. »
Voilà qui expliquerait pourquoi il y a eu si peu de plaintes auprès de la commission, en rapport avec les violences sexuelles : seulement 322 sur un total de 62 950 recours.
« Comment peuvent-elles tenir la pression de la société lorsqu’elles ne sont même pas capables de se confier à leurs époux ? » s’interroge Bhagiram Chaudhary, président de deux organisations qui défendent les intérêts des personnes ayant enduré les affres de la guerre.
Chaudhary, qui durant les affrontements a perdu son frère et sa belle-sœur, soutient que les victimes de viol quand elles introduisent leur demande d’aide vont d’emblée avec un handicap de taille. Les tribunaux ont supprimé le délai de prescription pour les victimes d’abus, mais le temps écoulé depuis la fin de la guerre complexifie l’établissement des preuves d’un viol, précise-t-il. « Il n’est pas aisé de retrouver les coupables. »
CRISE À LA COMMISSION VÉRITÉ ET RÉCONCILIATION
Le cas de Sima reste en suspens, car la commission n’a encore traité aucune des plus de 60 000 plaintes portées à son attention.
La procrastination mine la Commission Vérité et Réconciliation (TRC) depuis sa création. Elle n’a eu aucun membre actif depuis avril 2019 jusqu’en janvier 2020, quand le gouvernement a annoncé quatre nouveaux membres et un président. Chacun d’entre eux jouira d’un contrat d’un an.
« C’est parce que le comité voulait s’assurer que les personnes nommées ne sont pas sujettes à controverse, mais acceptées de tous qu’il a fallu tout ce temps », explique Rishi Rajbhandari, secrétaire de la commission.
Au demeurant, d’anciens membres de la commission affirment qu’ils ont également dû faire face à de constantes entraves, ce qui n’a pas du tout facilité leur progression dans le traitement des dossiers.
Shree Krishna Subedi, ex-membre de la commission, a servi de 2015 jusqu’à l’expiration de son contrat en avril 2019. Il révèle que ses collègues et lui ont dû affronter de perpétuels défis dans l’exercice de leur fonction.
Il confie que ce n’est que huit mois après le début de leur mandat qu’ils ont reçu un bureau officiel. Une fois installés, les témoignages des victimes du conflit ont commencé à fuser, mais il leur a fallu attendre six autres mois avant de voir le gouvernement établir un moyen de traiter les recours. Dans l’incapacité d’examiner les plaintes à ce moment-là, Subedi et ses collaborateurs ne pouvaient que parcourir les arrondissements pour discuter en privé avec les requérants. Il conclut que pour lui, tous ces détails constituaient un signe que le gouvernement ne soutenait pas les activités de la commission.
Jusqu’à présent d’ailleurs, les membres de la commission clament leur difficulté à exercer correctement leur tâche.
Le nouveau président de la commission, Ganesh Datta Bhatta, révèle qu’ils attendent toujours du gouvernement l’amendement de l’acte fondateur de la TRC et de la Commission d’enquête sur les disparitions forcées, tel qu’exigé par la Cour suprême en 2015, car n’adhérant pas aux principes de justice transitionnelle.
La Cour a ordonné que certaines dispositions soient retirées de la loi et que le gouvernement s’assure qu’aucune amnistie n’est accordée aux personnes coupables de violations des droits humains durant la guerre. Mais toutes ces décisions sont restées lettre morte.
« Nous ne jouissons pas pleinement du cadre légal pour exercer nos fonctions. Nous pouvons à présent nous consacrer à quelques tâches préliminaires, mais après l’amendement de la loi consécutive à la décision de la Cour suprême, nous pourrons nous déployer sérieusement », promet Bhatta.
Suite à leur prise de service tôt cette année (2020), les nouveaux membres de la TRC ont visité six des sept provinces où se trouvent leurs bureaux et tenu des entretiens préalables avec des victimes du conflit ainsi que des organisations qui militent en faveur de leurs droits, révèle Bhatta. Il avoue que ce fut un véritable défi de relancer un processus en latence depuis un an.
« Nous avons sollicité du personnel ainsi qu’un appui logistique. Nous faisons pression sur le gouvernement pour que soient mis à notre disposition un budget et des ressources humaines », poursuit-il.
De toutes les sociétés post-conflit ayant ouvert une enquête sur les violations des droits humains, seul le Rwanda a dû traiter le plus de plaintes, déclare Subedi. « Le défi est de rassembler des preuves et de finir le travail dans les délais », admet-il. C’est à la suite du massacre de plus de 800 000 personnes au cours du génocide rwandais de 1994 que le pays a mis en place un processus similaire.
DES RESSOURCES INSUFFISANTES
Alors que la TRC n’a encore recommandé l’octroi d’aucune aide financière, le flou demeure sur le nombre de citoyens népalais ayant bénéficié d’une quelconque assistance du gouvernement avant la TRC, pour les pertes subies durant la guerre civile.
Ceux qui en ont profité estiment que les paiements fortuits sont insuffisants.
Au printemps 2004, le mari de Kali Damai a été enlevé de force par des militaires népalais. En octobre de la même année, il était déclaré mort alors qu’elle attendait la naissance de leur deuxième enfant.
« J’ai été battue et torturée par l’armée et la police parce que mon époux était maoïste », confesse-t-elle. Damai est irrémédiablement devenue infirme, incapable de marcher.
Elle a déposé une plainte auprès du ministère de la Paix et de la Reconstruction, dissous il y a belle lurette, pour la disparition de son conjoint et avait été retenue pour des indemnisations. Sur une période de plusieurs années et en petits paiements allant de 100 000 à 300 000 roupies (820 $ à 2 460 $), elle a perçu du gouvernement un million de roupies (8 201 $).
« L’argent a été versé en compte-gouttes et je n’ai par conséquent pas pu l’utiliser à bon escient », déplore-t-elle.
UNE PERTE DE CONFIANCE
Lorsqu’on lui a demandé les raisons pour lesquelles la transition post-conflit était si laborieuse au Népal, Raju Prasad Chapagai, un juriste constitutionnel, a répondu qu’il est simplement malvenu pour le gouvernement actuel d’intervenir en faveur des victimes de violations des droits humains.
« Il n’y a aucune intention politique authentique de résoudre ce problème », argue-t-il. « Il n’existe aucun intérêt que ce soit du parti au pouvoir ou même de l’opposition dans la mesure où tous étaient des acteurs de la guerre. »
Chapagai affirme que la confiance des populations vis-à-vis du gouvernement et de sa capacité à dédommager les victimes s’est inexorablement émoussée. « Cette confiance doit être reconquise », soutient-il.
Bhatta, le nouveau président de la commission explique que les attentes des populations vis-à-vis de la TRC sont quasi démesurées, martelant l’idée selon laquelle il ne s’agit que d’un organe consultatif. Il admet toutefois que pour rebâtir un climat de confiance, le gouvernement a du pain sur la planche.
« Le président, le Premier ministre, les ministres et le système judiciaire doivent être sensibilisés », estime-t-il. « La nation doit agir en synergie. Il n’y a pas de temps à perdre. »
Sima ne se fait pas d’illusions ; elle sait qu’elle ne sera jamais convenablement dédommagée pour les traumatismes qu’elle a endurés durant le conflit. Néanmoins, elle veut une reconnaissance officielle et du soutien pour sa famille, sous forme de scolarisation ou d’emploi.
« Je sais que mes bourreaux ne recevront aucune punition, » marmonne-t-elle. « Je n’espère rien du gouvernement. »
Shilu Manandhar, GPJ, a traduit du népalais toutes les interviews.
CREDITS
Reporter Shilu Manandhar, GPJ Nepal
Editor Megan Clement, GPJ
Fact-Checker Carla Green, GPJ
Copy Editor Allison Braden, GPJ
Illustrator Matt Haney for Global Press Journal
Creative Director Katie Myrick, GPJ